En Amérique latine, le nouveau poids du vote des évangéliques

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La progression des évangéliques en Amérique latine est constante, et elle a une conséquence dont on commence à mieux mesurer le poids : en politique, le vote des évangéliques est en train de devenir déterminant. Alors qu’ils représentent déjà près de 20 % de la population sur le continent, on leur attribue un rôle décisif dans le vote en faveur de la destitution de Dilma Rousseff au Brésil ou contre les accords de paix avec les FARC en Colombie. Ces chrétiens protestants de tendance exubérante ne font pas que dans le folklore : ils s’organisent pour peser sur le débat public.
 
Au Brésil, un Front parlementaire évangélique – on le connaît sous le nom de « fan-club de Dieu » – réunit aujourd’hui 92 députés, issus de 14 partis différents. En 2006, ils n’étaient que 36. Ils votent en bloc. Ils sont devenus l’une des forces politiques les plus courtisées du pays, selon la presse. Et si on attribue aux évangéliques le vote de la destitution de Rousseff, c’est bien parce que ces 92 élus-là ont voté pour, assurant la majorité à la motion. Le nouveau président brésilien, Michel Temer, leur donne paraît-il la priorité absolue, en cherchant à les recevoir avant quiconque d’autre ; il a même nommé des pasteurs évangéliques à son gouvernement.
 

Les évangéliques en Amérique latine se font entendre

 
Le rôle politique des évangéliques va croissant à mesure qu’ils prennent la place des catholiques. Aujourd’hui, selon une étude du centre d’études statistiques Pew, 19 % des Ibéroaméricains se décrivent comme proche de telle ou telle secte protestante. La majorité d’entre eux sont pentecôtistes : 85 %. Sur la population totale de l’Amérique latine, seuls 69 % se considèrent aujourd’hui catholiques, ce qui constitue, à l’aune latino-américaine, une chute vertigineuse. Entre 1995 et 2014 le nombre de personnes se disant catholiques a chuté en moyenne de 13 points, avec des pics au Nicaragua (- 30 %), au Honduras (- 29 %), au Costa Rica (- 19 %), la tendance allant de pair avec l’augmentation rapide du nombre des évangéliques. Au Brésil, les chrétiens non catholiques sont passés de 6 % à 21 % en 20 ans ; en Colombie, la proportion est passée de 3 % à 14 % sur la même période.
 
Selon Rubén Ruiz, expert en diversité religieuse, les leaders évangéliques veillent à ce que leurs fidèles soient très présents dans la vie publique, au service d’une volonté politique délibérément affirmée. Si jadis les protestants évangéliques de toutes sortes favorisaient la lutte pour la liberté de conscience et la séparation de l’État, ils sont aujourd’hui clairement engagés dans la lutte contre les révolutions sociétales, telles la dépénalisation de l’avortement ou le « mariage » homosexuel. Sur ces points, ils se sont trouvés en plein accord avec la hiérarchie catholique.
 

Brésil, Colombie, Pérou : le vote évangélique peut faire basculer un scrutin

 
Qu’ils aient envie de faire de la politique ou non, d’ailleurs, le monde politique se tourne vers eux en raison de leur poids électoral.
 
Le président colombien, Juan Manuel Santos, a reçu 14 représentants de diverses églises non catholiques au palais présidentiel au lendemain du plébiscite sur les FARC qu’il venait de perdre. Son opposant, l’ancien président Alvaro Urribe, les avait mobilisés à sa manière en mettant en évidence, avant le vote, la nécessité de sauvegarder le concept de « famille » dans le cadre des accords de paix, alors que ceux-ci affirmaient ouvertement la volonté d’imposer l’égalité de genre. Inquiet pour son référendum, Santos avait « sacrifié » son ministre de l’éducation, Gina Parody, sous le coup de la colère des évangéliques pour avoir imposé un manuel scolaire demandant le respect de l’orientation sexuelle.
 
Sur les 6 millions de voix qui ont rejeté les accords avec les FARC, un bon tiers émanerait précisément des électeurs évangéliques, de plus en plus conscients de leur force politique. Un de leurs représentants a déclaré à la BBC : « En Colombie, le président est élu avec huit à 10 millions de voix : nous en représentons 10. Cela représente quelque pouvoir, n’est-ce pas ? »
 
De là à savoir s’ils votent comme un seul homme, il y a un pas. Rubén Ruiz affirme qu’on ne peut pas les considérer comme un groupe homogène et discipliné, même si leurs leaders aimeraient le faire croire. Il semblerait qu’ils votent plutôt selon la tendance correspondant plus généralement dans le continent à leur niveau d’études ou à leur catégorie socio-économique. Mais on peut supposer que sur des questions comme le respect de la vie ou de la famille, leur vote soit plus unifié.
 

La volonté de prendre le pouvoir politique : les évangéliques ne s’en cachent pas

 
La réussite des sectes évangéliques est largement calquée sur celui des télévangélistes américains. Au Brésil, leur importante présence au Parlement est liée à la progression de l’Eglise universelle du royaume de Dieu fondé en 1977 par Edir Macedo, qui a travers ses shows télévisés a réussi à créer un véritable empire économique comprenant une banque, des journaux, une trentaine de radios et un réseau de télévision qui obtient aujourd’hui les deuxièmes meilleurs scores d’audience dans le pays. Il ne cache pas son objectif : contrôler sur le long terme les « trois pouvoirs » de l’État.
 
Dilma Rousseff a essayé sans succès de séduire cette nouvelle force électorale, en nommant par exemple ministre un pasteur pentecôtiste et en offrant aux différentes églises des exemptions fiscales. Mais ses décisions favorables au lobby LGBT – là encore, il y a eu des affaires de manuels scolaires sur l’orientation sexuelle, et aussi une initiative pour pénaliser l’« homophobie » – ont fait capoter ses manœuvres.
 
Les évangéliques se montrent aujourd’hui indispensables à la présidence du Brésil qui a besoin du concours de ces élus pour faire adopter ses projets au Congrès. Ils remplissent le vide laissé par l’effondrement de la classe politique traditionnelle au Brésil. Le prochain maire de Rio de Janeiro pourrait bien être un « évêque » de l’église universelle, Marcelo Crivella, dit-on.
 
Au Pérou, également, les évangéliques ont installé leur pouvoir depuis longtemps. C’est un pasteur baptiste, Carlos Garcia y Garcia, qui a apporté en 1990 son soutien à un inconnu : Alberto Fujimori, avant d’être récompensé par une deuxième vice-présidence. Les évangéliques devaient par la même occasion se faire octroyer en vue de cette élection de bonnes places sur les listes, obtenant alors 16 députés et quatre sénateurs aux élections législatives. L’affaire n’a pas duré, Fujimori n’ayant pas renvoyé l’ascenseur par la suite.
 

Amérique centrale : des évangéliques pour la vie

 
C’est en Amérique centrale que les églises évangéliques ont connu leur plus forte progression. Au Honduras, la proportion des catholiques était de 76 % en 1996 contre 12 % pour les évangéliques ; aujourd’hui, ces proportions représentent 47 % et 41 % respectivement. Au Guatemala, on compte déjà 40 % d’habitants identifiés comme évangéliques : l’actuel mandataire, Jimmy Morales, l’est lui aussi.
 
C’est aussi une région où le lobby évangélique a connu des victoires. Au Nicaragua, en 2006, il a contribué à faire pénaliser l’avortement thérapeutique ; en République Dominicaine, il a soutenu l’inscription dans la constitution de la « protection de la vie depuis la conception » ; au Costa Rica, grâce à son concours, la fécondation in vitro a été déclarée constitutionnelle ; le Nicaragua et la République Dominicaine ont officiellement institué la Journée de l’enfant à naître.
 
Autant de bonnes nouvelles pour la vie. Mais la situation est plus qu’inquiétante pour l’Eglise catholique, qui perd des forces vives.
 

Anne Dolhein