Le Soudan, une ancienne terre chrétienne toujours plus islamisée et arabisée

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Le Soudan, Etat à la fois pleinement africain et pleinement arabe, et en principe à peu près exclusivement musulman, a fait durant les dernières années moins parler de lui. Il intéresse certainement moins les médias désinformateurs, après des effets de mode lors de la crise au sujet du « génocide du Darfour » (2003), le mandat international lancé contre son président Omar el-Béchir (2009) à ce sujet, et la sécession du Sud-Soudan (2011). Pourtant, les massacres continuent, le dictateur est toujours en place. L’arabisation et l’islamisation, c’est-à-dire la volonté d’imposer aux populations la langue arabe et l’islam, se poursuivent au Soudan.
 

LA BASSE-ETHIOPIE CHRETIENNE ET SA DESTRUCTION

 

L’ANCIENNE BASSE-ETHIOPIE CHRETIENNE

 
Le Soudan d’aujourd’hui correspond assez exactement à l’Ethiopie de l’inventeur grec de l’histoire et la géographie, Hérodote, au Ve siècle avant J.-C. Son nom grec désigne le pays des hommes à la face brûlée, c’est-à-dire noirs, plus bruns que les Grecs ou même les Egyptiens. En arabe, Soudan signifie d’ailleurs aussi pays des noirs – Balad as-Sudaan. Aujourd’hui, par opposition aux Sud-Soudanais indiscutablement noirs, les Soudanais veulent se définir comme blancs, ce qui ne va pas de soi. Les populations sont en fait d’un type intermédiaire entre les Blancs méditerranéens et les Noirs, et ce depuis la plus haute Antiquité. Les Grecs d’Egypte, peu avant l’ére chrétienne, distinguent la Basse-Ethiopie, soit le Soudan actuel, et la Haute-Ethiopie, soit l’Ethiopie actuelle.
Très influencée par l’Egypte, dès le IIIe millénaire avant J.-C. se développe une véritable civilisation-fille, celle dite nubienne ou méroïtique, selon des variations régionales. Des Etats bas-éthiopiens se succèdent au voisinage de l’Egypte ptolémaïque, puis de l’Empire Romain, avec lesquels ils multiplient les échanges, et dont ils subissent une forte influence culturelle. La dernière et la meilleure de ces influences est le christianisme, probablement présent dès le IVe siècle, voire plus tôt, et qui s’impose dans les trois Etats bas-éthiopiens, Nobatia, Makuria, Alodia, comme religion officielle, unique, au Vie siècle. Ces Eglises sont seulement partagées entre le christianisme orthodoxe, et l’hérésie – qui deviendra schisme – monophysite. Celle-ci, nettement majoritaire dans l’Egypte voisine, au point de donner l’Eglise copte, c’est-à-dire égyptienne, confesse une nature unique dans le Christ, divine, ou plus exactement la disparition de l’humanité dans la divinité. La foi catholique affirme au contraire la présence des deux natures divine et humaine dans l’unique Personne du Christ. Le monophysisme s’impose semble-t-il en Basse-Ethiopie après l’an 700.
Si l’Egypte succombe dès 639-642 aux invasions arabo-musulmanes, les royaumes chrétiens voisins de Nubie mènent une résistance ferme et efficace de plusieurs siècles, en barrant solidement la vallée du Nil, aux environs d’Assouan, l’antique Syène. Entre 600 et 1000, le christianisme se répand sur l’ensemble de la Basse-Ethiopie, au-delà des trois royaumes, jusqu’aux rives du Lac Tchad, où le royaume du Kanem connaît au moins un siècle de christianisme, avant de basculer dans l’Islam au XIe siècle. Toutefois, entre la Vallée du Nil et le Lac Tchad, la présence chrétienne demeure fragile, probablement trouée de larges poches de paganismes traditionnel, et à la merci de vagues d’envahisseurs musulmans au Nord, Arabes ou Berbères islamisés, ou du Sud, noirs et païens.
 

LA DESTRUCTION DES ETATS CHRETIENS DE BASSE-ETHIOPIE

 
Les royaumes nubiens, au contact immédiat de l’Egypte, subissent une invasion massive venue du sud au XIVe siècle. Le pouvoir mamelouk en Egypte, qui s’impose au Caire après 1250, remplaçant la dynastie des Ayyoubides issue de Saladin, se distingue par son Islam particulièrement militant, et aspire à la destruction de toutes les chrétientés locales, de ce qui subsiste des Etats Latins du Levant au nord, aux royaumes nubiens au sud. Les structures politiques chrétiennes sont totalement détruites. Symboliquement, la cathédrale de la capitale nubienne Dongola est transformée en mosquée en 1350. Beaucoup de conversions forcées à l’Islam sont imposées. Enfin une implantation massive de tribus arabes, venues directement d’Arabie ou ayant fait halte dans les déserts égyptiens, assure l’arabisation et l’islamisation, davantage entre les deuxième et cinquième cataractes que plus au nord. D’où la survie, encore aujourd’hui, d’enclaves de langue nubienne, et non arabe, autour du Lac Nasser, totalement islamisées cependant. Les populations arabes implantées maintiennent pour l’essentiel un mode de vie nomade et prédateur, d’où un recul de l’agriculture, de la densité de population, et pour tout dire, de la civilisation en Haute-Nubie. Le gouvernement du Caire est aussi probablement satisfait, chose inavouable, du départ de ces populations probablement difficilement gérables pour lui.
A la fin du XIVe, les plus avancées de ces tribus dans leur marche vers le sud réussissent à entrer pacifiquement dans le royaume d’Alodia : le cœur du Soudan actuel, à proximité du confluent des deux Nils. Il semble qu’elles respectent à peu près les lois de l’Etat chrétien au XVe siècle. Epoque difficile à connaître par manque de documentation : elle se limite pour l’essentiel à des chroniques arabes, qui présentent nécessairement leurs ancêtres sous un jour très positif. Leur vision idyllique est sujette à caution. Des documents concurrents suggèrent que les musulmans arabes ont pris le pouvoir en Alodia à la fin du XVe siècle.
Or, au début du XVIe siècle, en 1504 selon la datation traditionnelle, le royaume d’Alodia subit les invasions massives des Funj, un peuple guerrier noir nombreux, païen et probablement nilotique. L’aristocratie Funj reforme un embryon d’Etat, beaucoup plus primitif que celui qui est détruit, au cœur de l’ancien domaine d’Alodia. Les Funj se convertissent rapidement à l’islam, et s’arabisent, en fusionnant avec les tribus arabes, implantées un ou deux siècles plus tôt, auxquelles s’ajoutent de nouvelles vagues provenant de Nubie. Les sultans Funj imposent l’éradication du christianisme. Les derniers chrétiens d’Alodia trouvent au mieux refuge dans la Haute-Ethiopie voisine, elle-même alors terriblement menacée de subversion islamique. Une petite minorité de chrétiens de l’Alodia subsiste encore au cœur du territoire historique, soit l’actuelle région de Khartoum.
 

LE SOUDAN ARABE ET ISLAMIQUE, UN EFFORT DE PLUSIEURS SIECLES

 

TROIS SIECLES D’ANARCHIE ET LA CONQUETE EGYPTIENNE

 
L’ancienne Basse-Ethiopie subit du XVIe au XIXe siècle de multiples invasions, au fil desquelles se produit un éclatement politique durable en une dizaine ou vingtaine d’entités politiques islamiques mouvantes. Cela va de pair avec une assez large islamisation doublée d’une arabisation partielle.
Les multiples principautés soudanaises, autour des axes commerciaux majeurs naturels que demeurent la Vallée du Nil et la Mer Rouge, réussissent à survivre, voire à atteindre une certaine prospérité locale assise sur le trafic d’esclaves. Le Soudan, qui prend à cette époque son nom, sert d’espace de transit, approvisionnant en esclaves noirs une bonne partie du monde arabo-musulman, de l’Egypte à la Mésopotamie. Les principautés de l’Ouest du Soudan, en particulier au Darfour, organisent directement des raids de capture d’esclaves sur les terres voisines méridionales habitées par des populations noires. Ces raids se poursuivent jusqu’aux années 1870-1880 au moins, avec une ampleur très significative. La grande majorité des populations de Centrafrique détestent particulièrement les musulmans soudanais, ou perçus comme tels, à cause de cette histoire douloureuse relativement récente, dont les exactions de la Séléka en 2013-14 ont ravivée le souvenir, puisque la Séléka est largement constituée de combattants volontaires musulmans soudanais.
C’est afin de capter, réorganiser, rationnaliser ces flux de trafic d’esclaves, que le nouvel Etat égyptien de Mehmet-Ali déclenche en 1810 la conquête du Soudan actuel achevée en l’espace d’une vingtaine d’années. Une décennie plus tard, elle sera complétée par celle du Sud-Soudan dans les années 1840. Les Egyptiens recréent un réseau urbain, dont la capitale actuelle, Khartoum.
 

LA COLONISATION BRITANNIQUE

 
L’invasion britannique de l’Egypte en 1881 provoque l’effondrement de la domination égyptienne au Soudan. Profitant du vide politique, se met en place, exactement sur le territoire du Soudan actuel, l’Etat messianique du Mahdi. Le Mahdi, notion discutée dans l’orthodoxie sunnite, est un personnage réputé inspiré par Allah devant guider les musulmans à la fin des temps. L’Etat mahdiste (1881-1898) constitue une référence incontournable pour le Soudan actuel, voire l’ensemble du monde musulman. Qui se souvient avec fierté du fait d’armes de la prise de Khartoum (1885) contre le général britannique Gordon. Ce dernier, célébré en Europe jusqu’aux années 1960, est aujourd’hui voué aux gémonies avec tout le passé colonial.
La colonisation britannique (1898-1956) est bâtie juridiquement sur la fiction d’un condominium anglo-égyptien. C’est en fait Londres qui gère vraiment le Soudan. Le Sud-Soudan est probablement sauvé, dans ce cadre, de l’islamisation et de l’arabisation entamée dans le cadre égyptien, puis mahdiste. Une frontière est fixée le long d’un affluent de direction ouest-est du Nil Blanc, le Bahr-el-Ghazal, que les nomades musulmans ont interdiction absolue de franchir. Les missionnaires anglais, le plus souvent protestants, diffusent le christianisme au Soudan du Sud ; ce dernier reste toutefois minoritaire sur place jusqu’aux années 1990, face au paganisme traditionnel. En revanche, nul effort missionnaire chrétien n’est mené en terre réputée musulmane. La colonisation britannique freine le processus d’arabisation et d’islamisation, mais ne le brise pas, ni même ne l’interrompt.
Au Soudan, la domination britannique respecte les hommes de pouvoir traditionnels, parfois promus au rang de « sultans ». Elle accorde parfois une autonomie de gestion locale réelle, à la condition sine qua non de respecter la Pax britannica. Les Britanniques réalisent une œuvre économique significative, avec la construction de voies ferrées, de barrages, permettant le développement de larges périmètres irrigués.
 

LA VOLONTE DE CONSTRUCTION D’UNE NATION ARABE ET MUSULMANE UNIFIEE

 
Lors du départ des Britanniques, en 1956, qui se fera selon le mode historique des décolonisations des années 1950, le Soudan manque de peu la réunification avec l’Egypte. La classe politique qui accède au pouvoir en 1956 est paradoxalement rattachiste. Elle développe un programme jugé compatible avec une réunification à long terme, et même avec l’intégration dans une confédération panarabe. Le Soudan se joindra de fait à la Ligue Arabe, dont il est toujours membre.
L’Egypte se consacrant jusqu’aux années 1970 essentiellement à son conflit contre Israël, le Soudan n’est guère menacé au Nord. Depuis 1960 à nos jours, il est entouré sur ses autres frontières d’Etats fragiles. Aussi, l’armée se spécialise-t-elle dans la lutte contre les ennemis intérieurs, réels ou supposés, avec une certaine efficacité technique dans le savoir-faire de la lutte antiguérilla. Au-delà des péripéties, nombreuses et réelles de la vie politique à Khartoum, le cap de l’arabisation et de l’islamisation est maintenu de 1956 à nos jours. Au mieux, un statut dérogatoire est accordé aux provinces du Sud-Soudan, arrangement toujours demeuré provisoire, jusqu’à celui de 2005, prélude à la sécession de 2011.
Le général Omar el-Béchir dirige le Soudan depuis 1989. Il a su faire preuve d’une grande capacité de survie politique, se maintenant au pouvoir malgré la guerre perdue au Sud-Soudan, celle à l’issue douteuse au Darfour, des vagues de contestation sociale, ou la mise au ban de la « communauté internationale » par son inculpation par la Cour Pénale Internationale en 2009. A l’échelle du Soudan réduit en 2011, il commande plus que jamais la poursuite de l’arabisation et de l’islamisation. Les slogans officiels, voire les statistiques nationales, à Khartoum, proclament un Soudan 100% arabophone, sinon arabe, et 100% musulman. Données fausses. Les musulmans sont très majoritaires, c’est tout : de l’ordre de 90%, dont les deux tiers au moins ont l’arabe pour première langue.
Les provinces occidentales du Soudan, le célèbre Darfour, où la guerre n’a pas cessé depuis 2003 malgré de multiples accords de paix, ou le Kordofan, comprennent encore de multiples populations noires non-arabophones, et qui tiennent à le rester. Même entre musulmans, des haines ethniques terribles sévissent. Les enjeux pétroliers, couramment évoqués, sans être absents, sont en fait plutôt secondaires dans les motivations des combattants. Des populations nubiennes, islamisées, subsistent encore au Nord. Du fait de multiples mouvements d’opposition armés, d’un danger réel d’éclatement, soit un retour à l’état de l’espace soudanais du XVIe au XIXe siècles, le pouvoir réagit d’autant plus brutalement. Il entend imposer l’arabe dans toutes les écoles, et l’éducation islamique pour tous les enfants. Aussi la minorité chrétienne, petite mais significative, de l’ordre de 5% de la population, souffre-t-elle particulièrement. Des massacres des communautés chrétiennes ont lieu au sud du Kordofan, dans la région contestée avec le Sud-Soudan d’Abiyé, et un peu au-delà, dans les Monts Nouba. L’attention des chrétiens dans le monde a été attirée par l’épisode scandaleux de la condamnation à mort de la chrétienne prétendue musulmane Meriam Yahia Ibrahim Ishag, aujourd’hui réfugiée avec sa famille aux Etats-Unis. Sa sécurité personnelle, qui significativement ne pouvait être acquise qu’en dehors du Soudan, ne fait que souligner l’arabisation et islamisation, et le fait majeur : la poursuite de la persécution des chrétiens. Chose qu’elle a rappelée le 15 septembre sur Fox news : « Il y a de nombreuses Meriam au Soudan et à travers le monde. Il n’y a pas que moi. »