Jérusalem secrète, hors-série du Figaro

Jérusalem secrète hors série Figaro
 
Le magazine Le Figaro Hors-Série sort régulièrement des numéros consacrés à l’actualité culturelle, souvent à l’occasion de rétrospectives de l’œuvre de grands peintres, d’hommages à de grands écrivains, ou à des villes phares de la culture mondiale : ainsi, récemment, est parue une Rome secrète. Le thème du secret entend renvoyer à une démarche originale, se démarquant des guides touristiques traditionnels et des photographies trop vues. Ici, la démarche consiste à montrer la dimension spirituelle essentielle de Jérusalem, le secret consistant à la voir, la comprendre, ce qui ne va pas toujours sans difficulté. Jérusalem n’est seulement pas la ville d’une seule foi, mais de trois croyances majeures –au sens sociologique. Ce constat n’entraîne nul relativisme de notre part.
 

Jérusalem, une ville disputée, un sujet délicat

 
L’exercice est donc délicat, du fait, outre ces antagonistes religieux, de tensions politiques énormes dans la Palestine historique, et dans la Ville Sainte de Jérusalem. Cette sainteté pour les adversaires du conflit actuel, juifs et musulmans, est un des aspects symboliques essentiels du conflit. Les chrétiens sont de plus en plus oubliés et méprisés par les deux acteurs principaux. Heureusement, cette revue remet à l’honneur la Jérusalem chrétienne, ou ce qu’il en reste, les lieux de pèlerinage, dont le Saint-Sépulcre.
 
L’exercice délicat impose des pages exposant favorablement le point de vue juif actuel sur Jérusalem, avec ses lieux symboliques. Actuellement, il manque évidemment celui qui serait le plus central, le Temple, détruit en 70 par Titus. Ce Temple d’Hérode était lui-même une reconstruction magnifique de temples antérieurs, le premier ayant été construit par le roi Salomon (vers 950). Les nationaux religieux juifs veulent le reconstruire, mais ils restent minoritaires. L’esplanade du Temple est aujourd’hui occupée par la Mosquée du Dôme du Rocher, lieu sacré pour les musulmans ainsi que la mosquée voisine d’al-Aqsa. Le Dôme du Rocher porterait une trace de sabot de la jument verte ailée à tête humaine Bouraq qui aurait porté Mahomet en une nuit d’aller-retour de La Mecque à Jérusalem ; ce voyage nocturne est pris au premier degré par beaucoup, sinon la plupart, des musulmans. A défaut du Temple, les lieux sacrés juifs actuels principaux sont le Mur des Lamentations, un mur de soutènement historique de l’Esplanade du Temple, et le Mémorial de la Shoah à Yad-Vashem, à Jérusalem-Ouest.
 
Pratiquement tous les lieux sacrés, sauf Yad-Vashem donc, se situent dans la Vieille Ville de Jérusalem, enserrée dans l’enceinte ottomane de 1536, ou à proximité immédiate, comme le Jardin des Oliviers à l’est, ou la colline de Sion au sud-ouest.
 

Une bonne présentation de la géographie historique de Jérusalem

 
La revue présente de manière claire la géographie historique de Jérusalem, du temps du roi David, d’environ 1000 à 1917, lors de la prise de la ville par le général britannique Allenby. Les controverses sur les trouvailles archéologiques, et surtout leur datation, sont présentées de manière honnête. Toutefois, nous pencherions pour la datation haute, ce qui signifie une ville déjà monumentale à l’échelle de l’âge du Bronze et sur la surface réduite de la colline dite Cité de David ; mais une reconstruction postérieure est loin d’être exclue, et ne remettrait nullement en compte l’historicité remarquable des Livres des Rois.
 
Les questions d’archéologie sont hautement instrumentalisées par l’Etat d’Israël pour justifier son appropriation du territoire, y compris celui situé à Jérusalem-Est, comme la Vieille Ville, à l’est de la ligne dite de 1967 envisagée par les optimistes qui veulent croire en une paix possible entre Israéliens et Palestiniens et en une frontière de compromis acceptable.
 
Cette Jérusalem secrète a suivi le principe des Figaro Hors-Série et entend retrouver une esthétique particulière, à la fois unique et réelle, pour chaque ville. Il en est résulté des choix radicaux, d’ailleurs assez pertinents. Prise dans son ensemble, la ville actuelle de Jérusalem n’est pas belle. Les Israéliens ont construit, hors du cœur historique réduit, mais assez près malgré tout du centre, des immeubles hauts. Il y a eu un effet de mode des années 1960-70, et aussi une volonté tactique de créer des barrières urbaines en cas d’éventuelle invasion d’une armée arabe. Ce type de construction revendique le souvenir explicite de Stalingrad et ses immeubles massifs, qui ont peut-être sauvé l’URSS en 1942. Certaines rares vues larges de la ville les montrent à l’arrière-plan, chose inévitable. Il faut toutefois saluer le talent des photographes, qui ont su présenter de belles vues nonobstant cet arrière-fond disgracieux.
 
Des lieux historiques hors de Jérusalem sont aussi présentés. La basilique chrétienne de la Nativité à Bethléem se situe à proximité immédiate, malgré le Mur de Séparation entre Israël et la Palestine. Ce Mur n’est pas montré, par souci diplomatique probable ou respect d’une interdiction explicite, alors qu’il aurait mérité un cliché. Il est suggéré qu’il gêne les pèlerinages chrétiens sur le lieu de naissance du Christ. Cette situation dramatique a particulièrement poussé les chrétiens locaux à l’exil. Bethléem n’est plus du tout à majorité chrétienne, mais musulmane, et ce de façon toujours plus nette.
 
Des lieux emblématiques, des sites archéologiques nationaux de l’Etat actuel d’Israël sont montrés, un peu plus éloignés de Jérusalem, comme l’Herodion ou Massada, à quelques dizaines de kilomètres dans la direction du sud-est, à proximité de la Mer Morte. L’Herodion, ancienne forteresse-palais, puis tombeau d’Hérode le Grand, se situe au cœur de la Cisjordanie palestinienne occupée, et ce type de monument sert aux revendications politiques d’Israël. La publication suit la thèse sioniste établissant une filiation directe entre les Juifs antiques et les Juifs actuels, alors que les réalités généalogiques sont en fait plus complexes.
 

La beauté des lieux vient du regard de la foi

 
Les illustrations les plus belles sont les reconstitutions des merveilles de la Judée au premier siècle, soit au temps du Christ ou peu après, jusqu’à la destruction de Jérusalem par Titus en 70 dans le cadre de la répression de la révolte juive (66-73). Elles ont été systématiquement détruites. Il n’en reste plus rien d’immédiatement apparent et significatif.
 
Les Lieux Saints du christianisme eux-mêmes sont-ils beaux ? Les grandes basiliques constantiniennes ont été détruites après la conquête musulmane (VIIe siècle) au XIe siècle au plus tard. Pourtant, avec les yeux de la foi, le Saint-Sépulcre, le Tombeau du Christ, vide depuis la Résurrection, possède une charge émotionnelle très forte. Malheur des chrétiens en terre d’Islam, les basiliques ont tout juste pu être réparées au fil des siècles, réparations tenant du bricolage. Si les bâtiments manquent absolument d’harmonie, du fait du caractère à la fois composite, et tardif – larges parties du début du XIXe –, ils provoquent une émotion particulière en témoignant très clairement de la succession des générations chrétiennes.
 
Si les pèlerins chrétiens ne manquent pas, la disparition en cours de la communauté chrétienne locale, doublement minoritaire puisque palestinienne et chrétienne, est particulièrement inquiétante. Même aux pires époques de domination islamique, comme au début du XIe siècle, il y a toujours eu localement des communautés chrétiennes. Mais le XXIe siècle, sans persécution violente pour l’essentiel, risque vraiment de voir leur disparition.
 
Le Saint-Sépulcre est bien décrit, avec la juxtaposition des différentes communautés monastiques chrétiennes. Les moines latins, grecs, arméniens, éthiopiens, témoignent de l’universalité du message du Christ. Par contre, beaucoup de ces communautés sont séparées de Rome, séparation de type schismatique en ce qui concerne les orthodoxes, ou aussi doctrinale pour les monophysites égyptiens ou éthiopiens, tout comme les apostoliques arméniens. Monophysites et apostoliques ont une compréhension différente de celle des catholiques de la Trinité ; les monophysites tendent à ne considérer que la nature divine du Christ ; les apostoliques relèvent d’une doctrine particulière du monophysisme, le miaphysisme. Subsistent donc au-delà des questions disciplinaires de vrais fossés doctrinaux.
 

Des lieux émouvants pour les chrétiens, marqués par le passage du Christ

 
Jérusalem a été visitée de nombreuses fois par le Christ, comme l’atteste en particulier l’Evangile de saint Jean. Au XIXe siècle, des communautés chrétiennes, en particulier catholiques, ont voulu retrouver tous les lieux mentionnés dans les Evangiles, via souvent des ruines d’églises d’époques tardo-antiques ou byzantines, détruites après la conquête musulmane. Des cartes sont proposées, avec en particulier les derniers déplacements du Christ, dans le cadre de sa Passion. La Via Dolorosa, fixée au XVIIIe siècle, partant des ruines de la forteresse Antonia pour aboutir au Golgotha propose-t-elle le bon itinéraire ? Il est possible qu’il soit erroné, Jésus portant sa croix étant alors parti du palais des Hérodiens, siège plus probable du gouverneur Pilate et de son tribunal. Mais cela ne déplacerait les lieux du drame que de 300 mètres tout au plus, et n’enlèverait rien à l’atmosphère particulière d’un chemin de croix à Jérusalem.
 

Des visions intéressantes et honnêtes de Jérusalem

 
De façon générale, il faut saluer la qualité de ce Figaro Hors-Série sur Jérusalem secrète. Conforme à une tradition de ce magazine, le terme « secrète » étonne tout de même quelque peu, pour des lieux aussi connus. L’éditorial de Michel De Jaeghere est à lire attentivement : il s’avère fort juste, insistant sur la concurrence visible, perceptible, des trois cultes monothéistes, et non sur quelque mystérieuse fraternité panreligieuse dans l’air du temps et ne correspondant à aucune réalité. Les conseils bibliographiques situent bien les débats et les enjeux : l’album de M. Golvin sur Hérode, le Roi-architecte est en effet à lire. Toutefois le néophyte se méfiera peut-être du caractère éclectique de certains des ouvrages proposés, offrant par exemple le point de vue juif actuel sur Jérusalem, à connaître certes, mais s’inscrivant dans une perspective tout autre que la chrétienne.
 
Enfin, l’on ne doutera pas de l’excellence des hôtels conseillés ; à plusieurs centaines d’euros la nuit, l’on fera confiance aux auteurs sur le confort, l’atmosphère, etc. Mais une liste d’hébergements pour pèlerins modestes aurait probablement été utile aussi.
 

Octave Thibault

 
Jérusalem secrète, Collectif, Le Figaro Hors-Série, 12,90 €