L’Ukraine s’explique aussi par la religion

L’Ukraine s’explique aussi par la religion

La division religieuse est essentielle pour comprendre la révolution actuelle en Ukraine.

 
L’Ukraine connaît un mouvement de contestation massif du pouvoir en place par des manifestants, dans les rues de Kiev, depuis novembre 2013, avec des occupations de bâtiments publics, des campements installés sur les places, et des blocages de rues par des barricades, puis au milieu du mois de janvier dans toutes les villes importantes de l’Ouest du pays. Les opposants réclament le départ du gouvernement et du président ukrainien, Victor Ianoukovitch pourtant démocratiquement élu il y a quatre ans, dont le mandat s’achève l’an prochain.
Même si le pouvoir en place, vacillant –avec un premier ministre démissionnaire et un président malade-, n’inspire pas une confiance particulière quant à ses compétences générales –l’Etat est au bord de la faillite- et son honnêteté, la lourde propagande des médias officiels en Occident en faveur de ces opposants exaspère et rend mal compte d’une réalité complexe. Qui sont ces opposants ? Des libéraux et patriotes ukrainiens, favorables à l’entrée dans l’Union Européenne et dans l’OTAN, ce qui n’est d’ailleurs pas forcément la volonté actuelle de ces deux organisations, malgré leur expansionnisme. A l’inverse, le pouvoir en place insiste sur la centralité d’une Ukraine qui doit constituer un espace de transition harmonieux entre Union Européenne et Russie. Et ne surtout pas rompre avec Moscou, premier client et premier fournisseur du pays, notamment en gaz, absolument vital, sous peine d’un effondrement économique total.

 

L’Est et l’Ouest pas près de se rencontrer

L’Est du pays reste plutôt favorable, sans enthousiasme, au Parti des Régions, qui est au pouvoir. Cependant, un Ouest de tradition linguistique ukrainophone s’oppose à un Est de facto russophone. Cette fracture se double d’une fracture religieuse, indice, en pays orthodoxe, de la profondeur de la rupture. En effet, le lien entre une Nation et une Eglise autocéphale, c’est-à-dire qui se gouverne elle-même, est fondamental dans les traditions politiques et religieuses héritées de Constantinople. L’Eglise d’Ukraine remonte à 998, avec le baptême du prince de Kiev par un religieux byzantin, suivi de la conversion de son peuple, les Russes d’alors, ancêtres communs des Russes et des Ukrainiens. Les Russes et les Petits-Russes -Ukrainiens – commencent à diverger au XVème, lorsque les premiers s’affranchissent de toute domination étrangère, en particulier celle des Tatars de la Volga, tandis que les seconds tombent sous la domination de la Pologne-Lituanie, qui les libèrent de ce fait des Tatars de Crimée. Les Tatars sont musulmans, hostiles par principe à tout pouvoir chrétien, ce qui reste vrai aujourd’hui, aussi minoritaires soient-ils désormais.

 
Les Polonais ont été chassés par les Russes aux XVIIème et XVIIIème siècle, mais l’extrême-Ouest de l’Ukraine actuel a été annexé par les Autrichiens en 1772, il est resté sous la domination de Vienne jusqu’en 1918. De l’influence de Varsovie a résulté en Ukraine de l’Ouest la soumission d’une part des orthodoxes au Pape, qui ont conservé leurs rites orientaux et sont appelés uniates, c’est-à-dire unis à Rome, en vertu de l’Union de Brest-Litovsk de 1596. Les autorités russes au XIXème siècle, par de vives pression, ont ramené de nombreux uniates à rompre avec Rome, en se soumettant au patriarcat de Moscou, processus culminant avec le rattachement officiel –forcé- de 1839. Les uniates d’aujourd’hui sont avant tout les héritiers d’une tradition religieuse , même si elle s’est accompagnée ces dernières décennies d’un sentiment national opposé à la Russie. Toutefois, l’uniatisme a survécu surtout en Galicie, anciennement autrichienne, à l’abri un temps des persécutions russes. Les orthodoxes ukrainiens ont été soumis, sans leur demander leur avis, au patriarcat de Moscou, et considérés comme des Russes, aux XVIIème et XVIIIème siècles.

 

Les terribles séquelles de la soviétisation

L’Ukraine a manqué sa tentative d’indépendance, entre 1917 et 1920, et a subi une dure soviétisation, accompagnée malgré le respect proclamé des nationalités de l’URSS, par une intense russification. Au début des années 1930, le peuple ukrainien a été victime d’une intense famine, causant 5 à 7 millions de morts. Le débat demeure sur l’intention de Staline : s’est-il agi d’une tentative d’extermination partielle des Ukrainiens, ou d’un drame plutôt involontaire, le mélange de monstruosité, d’incompétence, d’absurdité, typiques du communisme? Ou encore d’une extermination de classe, visant tous les koulaks de l’Union soviétique ? Les communautés rurales de la Volga, et les éleveurs kazakhs ont en effet connu des famines similaires, quant aux mécanismes et à l’ampleur. Quoi qu’il en soit l’Ukraine garde de cette famine massive un souvenir atroce et une grande méfiance de ce qui vient de Russie. D’autant que la promotion de l’athéisme systématique a tenté d’éliminer toute foi chrétienne du peuple. Interrompue par la « grande guerre patriotique », elle a été reprise en 1945 et doublée d’une intégration forcée de tous les chrétiens d’Ukraine dans la soumission au patriarcat de Moscou, y compris pour les uniates, qui ont refusé de se renier. Sous le régime soviétique l’église orthodoxe d’Ukraine à l’intérieur de ses frontières a été largement infiltrée par des agents des services de sécurité.

 
En 1992, l’église orthodoxe en Ukraine éclate en deux, une église orthodoxe autocéphale ukrainienne, église nationale, et l’église orthodoxe toujours soumise au patriarcat de Moscou, encore majoritaire chez les fidèles, peut-être 20 millions contre 15 –et sur une population totale de 45 millions d’habitants-. Il existe en outre différente églises orthodoxes ukrainiennes dissidentes, très minoritaires, aux effectifs difficiles à évaluer, dont celles qui ne reconnaissant pas les successions épiscopales opérées sous le communisme, et reconstituées à partir d’évêques ukrainiens de l’étranger, des diasporas d’Europe Occidentale ou d’Amérique. Les uniates ont récupérés physiquement leurs églises en 1991-2, ce qui n’a pas été sans conflits avec les orthodoxes ; ils seraient deux millions, en pointe dans le combat nationalistes.

 
Aujourd’hui, les uniates et les orthodoxes ukrainiens autocéphales soutiennent sans nuances l’opposition, tandis que les orthodoxes russes restent fidèles au pouvoir en place. Les autorités des orthodoxes ukrainiens autocéphales ont réussi à provoquer des rencontres et des négociations entre pouvoir et opposition, confirmant un rôle essentiel dans la société ukrainienne. Les uns comme les autres se réclament des traditions chrétiennes, contre le « satanisme » à l’œuvre en Europe ; les opposants paraissent bien candides quand même de vouloir l’Union Européenne sans le « mariage » homosexuel et autres fantaisies contraires aux valeurs chrétiennes.