Les rapports difficiles entre la Russie et l’histoire des crimes communistes mis en lumière par Nikita Petrov de l’ONG Memorial

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La Russie peine à assumer l’histoire des crimes communistes de l’Union soviétique. Dans un entretien avec l’hebdomadaire catholique polonais Gość Niedzielny paru le 15 octobre, le Russe Nikita Petrov, docteur en histoire spécialisé dans l’histoire des services de sécurité soviétiques et vice-président de l’ONG Memorial, explique comment la Russie contemporaine préfère les effacer de sa mémoire – une forme de mémoricide, pour reprendre le mot de Reynald Secher ? L’entretien s’est déroulé à l’occasion d’une conférence consacrée à « l’opération polonaise » du NKVD (le prédécesseur du KGB), une opération conduite dans les années 1937-38 dans le cadre des Grandes Purges de Joseph Staline, qui s’est soldée par l’exécution sommaire de 111.091 citoyens de l’URSS identifiés comme ethniquement Polonais.
 

L’ONG Memorial cherche à raviver la mémoire des crimes communistes

 
Selon une étude de l’institut Levada de Moscou, Staline est perçu, malgré l’étendue de ses crimes, comme une personnalité positive par une majorité de Russes. Cela est dû notamment, selon Nikita Petrov, au fait que la mémoire « privée » a en grande partie disparu : les victimes de la Grande Terreur ne sont plus là pour en parler, et les histoires des personnes âgées se souvenant encore de cette époque n’impressionnent pas particulièrement les jeunes. D’où l’action de l’ONG Memorial en faveur de la mémoire des victimes des répressions politiques…
 
Mais il y a une raison plus fondamentale. D’une manière générale, les Russes préfèrent ne pas se souvenir des crimes soviétiques, pour vivre avec le sentiment d’être citoyens d’un Etat puissant et juste, qui peut être fier de son passé. Si beaucoup savent qu’il y a eu des répressions et même des crimes de masse, ces notions restent lointaines et abstraites pour la majorité, et c’est pourquoi il est facile de faire croire à nombre de Russes que la Grande Terreur a pu être nécessaire pour construire un Etat puissant, vainqueur de l’Allemagne nazie, et que la fin justifiait les moyens. C’est là l’essence de la mentalité soviétique, expliquée par Petrov : l’Etat passe avant l’individu, le destin de ce dernier fût-il tragique. Et selon l’historien cette mentalité a été transmise aux nouvelles générations de Russes par ceux qui avaient été élevés dans l’Union soviétique. D’où une approche de l’histoire de leur pays qui oscille entre indifférence et infantilisme.
 

Les historiens comme Nikita Petrov ont à vaincre des obstacles toujours plus nombreux pour accéder aux documents de l’époque soviétique

 
Alors certes, en Russie l’Etat cultive la mémoire de la Grande Terreur. Un monument commémorant ses victimes, doté de financements publics dans le cadre de la politique historique, doit être dressé cette année à Moscou. Mais l’on ne parle pas pour autant des personnes responsables des crimes soviétiques. L’État fuit la question de la nature du régime soviétique et ne répond pas à la question de savoir si les crimes commis en URSS étaient inhérents à la nature du régime. C’est pourquoi la diffusion d’œuvres comme les essais du Polonais Jan Nowak-Jeziorański sur le massacre de Katyń et sur le pacte Ribbentrop-Molotov a pu être interdite par un tribunal de Saint-Pétersbourg, ce qui n’aurait sans doute pas été le cas il y a vingt ans. Le pouvoir russe actuel cherche à éviter toute discussion autour de l’histoire soviétique. La comparaison par les historiens polonais du massacre de Katyń avec la politique génocidaire du IIIe Reich est pour lui inacceptable et il empêche la diffusion des livres soutenant cette thèse.
 

La Russie veut-elle oublier un passé qui dérange… ou manifester une forme de continuité ?

 
Même les historiens russes sont confrontés à des obstacles nouveaux, notamment en ce qui concerne l’accès aux sources documentaires concernant l’époque soviétique. Le Kremlin sait qu’il y a en Russie autant de critiques virulents de la Révolution d’Octobre que de personnes pour qui cette révolution a été globalement positive et nécessaire, et il préfère garder ses distances et ne pas prendre position, suggère Petrov. (NDLR : à moins qu’il ne révèle ainsi s’en reconnaître l’héritier et le continuateur ?)
 
Jusque dans l’Eglise orthodoxe, pour laquelle la révolution bolchevique de 1917 a été une catastrophe, le patriarche Cyrille ne parle des répressions soviétiques qu’en termes généraux et évite d’aborder la question des responsabilités. Il n’a d’ailleurs jamais condamné directement Lénine et Staline, selon Nikita Petrov.
 
Pour le vice-président de Memorial, c’est seulement lorsque le peuple russe reconnaîtra que le système soviétique était de nature criminelle et quand il fera passer l’homme, sa liberté et ses droits avant l’État qu’il saura tirer les conséquences du passé et sera mûr pour enlever le corps embaumé de Lénine de la place Rouge.
 

Olivier Bault