Les souterrains chinois de la défense civile suscitent archéolâtrie et dialectique

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Les ouvrages de la défense civile, notamment les souterrains, suscitent, chez des Chinois à la recherche du temps perdu de la guerre froide, une véritable archéolâtrie. En même temps ils témoignent de la réalité de l’affrontement avec les Russes, précieuse pour l’étude dialectique de l’histoire.
 
Ils sont excités comme des puces. Les Chinois, jeunes et moins jeunes, sont dingues des ouvrages de la défense civile de leurs grandes villes. Des années cinquante aux années soixante-dix, Mao Tse Toung a fait creuser des kilomètres de souterrains et construire de véritables villes sous les villes pour y mettre la population à l’abri des bombardements, y compris atomiques. Rien qu’à Pékin, l’agence de la protection civile recense ainsi 12.217 réduits anti-aériens. Une part de ce réseau est occupé par des commerces ou des logements à bas pris (ce serait le cas de mille anciens bunkers), mais le reste est désaffecté et suscite, comme les catacombes parisiennes, un engouement de visite proche de l’archéolâtrie.
 

Ils cherchent leur enfance dans les souterrains de la défense civile

 
On ignore si les Chinois d’un certain âge sont amateurs de Proust, mais s’ils l’étaient les souterrains de la défense civile seraient un peu leur madeleine. Feng, une sémillante quinqua pékinoise, garde de la nostalgie pour le secteur qui relie, à huit mètres de profondeur,Wangfujing à Tien An Men. Avec ses soixante-dix sources d’eau, ses 2.300 ventilateurs, son hôpital de campagne, son cinéma et ses salons de coiffure, c’était le souterrain principal de la défense civile de Pékin, mais pour elle, comme pour tous les gamins nés dans les années soixante, c’était d’abord une merveilleuse aire de jeu, un peu comme les anciennes fortifs pour les vieux titis. « Comme ils sont profonds, ces souterrains gardent la fraîcheur l’été. A l’époque, nous n’avions pas d’air conditionné, les enfants adoraient jouer là pour échapper à la touffeur de l’été chinois. Une fois, nous nous sommes perdus dans un souterrain, les profs et les parents nous ont cherché pendant des heures, et après, ç’a été l’interdiction totale de jouer dans ce secteur de la défense civile ».
 

Ces pauvres migrants chinois qui logent dans les souterrains

 
Puis elle et ses copains ont grandi, et le réseau de souterrains, à mesure que s’éloignait la menace de guerre nucléaire, n’a plus été entretenu, semblable à la maison de la Belle au bois dormant. Elle s’est réveillée voilà quinze ans et de nombreux locaux ont été réaffectés. Notamment au métro, ou au logement à bas prix – jusqu’à ce qu’il soit interdit en 2011 de les louer à des particuliers, mais cela continue sous le manteau car les morceaux de souterrains sont loués pour très peu cher (650 yuans) aux migrants chinois qui errent entre ville et campagnes. Ils étaient encore 200.000 à vivre ainsi dans des conditions très mauvaises en 2015, selon le China Daily. Ailleurs sur le territoire chinois des souterrains semblables sont utilisés par les cavistes et les restaurateurs. Mais une autre partie des réseaux n’a plus été fréquentée du tout, soit que l’état en soit trop mauvais, soit que l’accès en ait été perdu. C’est ce labyrinthe mystérieux qui est aujourd’hui l’objet d’une archéolâtrie frénétique.
 

Archéolâtrie pour une capsule temporelle

 
A trente-sept ans Hui a lancé son entreprise pour exploiter le phénomène, le Chi Hou urban exploration team. Son objet social, ce qu’il vend aux clients : l’exploration des « ruines rouges ». Ces souterrains qui sont sortis peu à peu de la conscience de la plupart, il en fait un terrain de rêve pour quelques happy few. Il y pense depuis l’école primaire : « Nous visitons surtout les souterrains de la défense civile hors de Pékin, car ceux de Pékin ont été le plus souvent réaffectés ou détruits – et puis il y a ceux que se sont appropriés de nombreuses grandes entreprises, qu’il n’est pas question de visiter ». La plupart de ses buts d’explorations gisent donc sous les montagnes qui entourent Pékin et doivent faire l’objet de longues recherches préparatoires sur Internet. Ne serait-ce que par sécurité : Hui a été à deux doigts de tomber dans une crevasse profonde de vingt mètres. D’autre fois, il fait des rencontre dignes d’un tunnel des horreurs à la foire, des squelettes et des organes dans le formol dans un hôpital abandonné. L’archéolâtrie d’Hui et de ses camarades vient du fait que le passé se trouve comme « gelé » dans ces souterrains, sur les bandes magnétiques et les machines à écrire, qu’ils ressemblent à « une capsule  temporelle » où les hommes du temps de la guerre froide auraient rassemblé toutes les traces de leur mentalité et de leur vie quotidienne.
 

Les Chinois entre dialectique, diplomatie et guerre atomique

C’est donc le fumet de leur passé rouge que les Chinois vont respirer dans la fraîcheur humide des souterrains de la défense civile. En dehors du côté sentimental de la chose, l’amateur de dialectique se réjouira d’un tel document archéologique. Les efforts consentis par Mao, ses ministres, son peuple, montrent en effet qu’ils prenaient très au sérieux la menace de guerre nucléaire. Comme en Suisse, et beaucoup plus qu’en France, ou les abris enterrés sont rarissimes. Bien que les Chinois n’aient pas connu d’autres guerres depuis 1949 que celles qu’ils ont menées au Vietnam et en Corée, sous la houlette de Mao Tse Toung ils ont pris très au sérieux la menace de guerre nucléaire que faisait peser sur eux leur différend croissant avec l’Union soviétique. Le grand frère qui les avait aidés à vaincre le Kuo Min Tang devenait un ennemi quasi-mortel au même moment où ils négociaient un accord avec les États-Unis.
 

Mao creuse des souterrains contre les Russes en plein flirt avec Nixon

 
En 1972, un an après que la Chine populaire eut été reconnue par l’ONU, l’année même de la visite du président Nixon à Mao Tse Toung, les souterrains connurent un pic de construction sous le slogan : « Creusez de profonds tunnels, stockez la nourriture et ne cherchez pas l’hégémonie » . En même temps les dépenses annuelles allouées à la défense civile s’élevèrent à 600 millions de Yuan, somme énorme à l’époque. Dans un élan patriotique, tout le monde, jusqu’aux enfants des écoles, se mit à creuser. Le jeu de balance diplomatique menait alors les Chinois à faire ami ami avec les Américains et à se méfier des Russes, à l’inverse d’aujourd’hui où ils s’allient avec Poutine et tendent la situation en mer de Chine face aux États-Unis et au Japon.
 
Ce qui est intéressant, c’est l’ampleur des travaux entrepris et des précautions prises : elle indique que le gouvernement chinois ne tenait pas une guerre nucléaire pour une simple hypothèse d’école mais l’intégrait dans son raisonnement opérationnel, la défense civile permettant d’y soustraire en partie les populations.
 

Les Chinois, la dialectique et la réalité

 
Ce fait est capital pour l’analyse de l’histoire. Quand on a l’esprit un peu aventureux, la dialectique présente en effet un danger : puisque toute situation entre dans un processus dont on observe l’évolution comme on observe le jeu des forces lors d’une expérience de physique, on a tendance à ne tenir compte que de la résultante. Et à considérer les forces complexes en jeu comme de pures abstractions, de simples vecteurs qui peuvent se conjuguer ou s’annuler. On se dit que la guerre froide était un moyen pour le condominium américano-soviétique de tenir en laisse les deux moitiés de l’Europe, que l’affrontement entre Américains et Soviétiques était un moyen dialectique pour mener à terme à la gouvernance mondiale. Ce n’est pas faux, et ce n’est pas à Reinformation.tv qu’on dira le contraire. Mais il ne faut pas en oublier pour cela que les forces dont on détermine la résultante sont des réalités, des entreprises humaines qui s’opposent réellement, parfois très durement. La guerre froide fut aussi une guerre très chaude qui fit des centaines de milliers de morts tout autour du globe, causa d’insignes malheurs et mit le monde à deux doigts de sa perte. Le raisonnement dialectique est un outil pour la compréhension des processus longs, il ne doit pas faire oublier la réalité. Les souterrains de la défense civile le rappellent aux Chinois – et à nous.
 

Pauline Mille