Si la biographie est, de toutes les écritures de l’histoire, peut-être la plus difficile, cela ne doit pas se voir, nous dit Emmanuel de Waresquiel. Et cela ne se voit pas. On avale sans fatigue cette épopée pourtant sanglante et hypocrite du très puissant Ministre de la Police, alias le duc d’Otrante, alias Joseph Fouché, né dans une petite maison du Pellerin en région nantaise, l’an de grâce 1759. Chercheur à l’école pratique des hautes études, l’auteur nous avait déjà gratifiés en 2004 d’une importante biographie de Talleyrand. Il s’attaque aujourd’hui, dans une écriture brillante, à un adversaire de même acabit, quoique de plus basse extraction… Fouché est juste allé plus loin dans l’horreur révolutionnaire ; et la pieuvre avait les bras longs.
Fouché : « Âme de démon, face de cadavre » (Victor Hugo)
Beaucoup d’incertitudes demeurent autour de ce mythe, depuis sa légende noire composée à la Restauration et demeurée jusqu’ici vivace – Broglie parle d’un « monstre dégouttant de sang, de fiel et de fange ». D’autant que le méthodique personnage détruisait toujours avec soin les preuves de ses actes ou de ceux des autres le concernant – jusqu’à son acte de baptême, dans les registres du Pellerin. Emmanuel de Waresquiel fouille sa vie mais aussi l’homme, ses convictions profondes et son tempérament, en particulier à travers son inédite correspondance familiale.
Le pouvoir l’a toujours séduit et très tôt, encore en soutane – il est resté dix ans chez les Oratoriens sans devenir prêtre – il se plaît, à fréquenter ceux qui en possèdent, dont le président de l’académie royale d’Arras qui n’est autre que Robespierre… et dont il faillit, alors, épouser la sœur. Élu député en 1792, parmi les Montagnards, il deviendra, sous la Convention, l’un des 82 commissaires chargés d’impulser et d’organiser la levée des volontaires dans les départements. Levant d’innombrables taxes, pillant les églises, pourchassant les prêtres, ces « égoïstes hideux que je n’honorerai pas du nom d’hommes, puisqu’ils n’appartiennent pas à l’humanité qu’ils dégradent »… Il participe à la terreur lyonnaise qui verra des milliers de morts : on fera payer Collot d’Herbois… Fouché, lui, sera oublié. Comme toujours.
« Le ministre de presque tout » (Waresquiel)
Au-delà des nouveautés – car il y en a, en particulier l’existence de ce père négrier soigneusement occulté –, il est passionnant de se replonger dans la maîtrise que Fouché donne à voir du ministère de la Police qu’il reçoit en 1799, qu’il gardera près de dix ans et qui devient avec lui « un instrument incontournable de régulation d’une société désormais souveraine et égalitaire ». Éduquer l’opinion, contrôler la mobilité, manipuler les esprits, en dissimulant avec méthode toute la réalité de cette œuvre – Waresquiel parle du « grand maître du secret ». On pourrait dire aussi grand précurseur de notre moderne société qui en est la digne fille.
En 1810, le très puissant ministre de la Police générale de l’Empire exerce son autorité sur 120 départements et sur une population d’environ 40 millions d’individus. Ses espions sont partout, des prostituées aux prêtres défroqués de l’Oratoire. Et ses intimes ont tous partie liée aux affaires – lui-même deviendra riche à millions – ou à la presse, qu’il sait manipuler pour défendre le pouvoir contre ses administrés ou carrément pour se défendre de lui… Une presse qu’il veut sans mémoire et louangeuse à bon escient. « Sous ce point de vue, que de maux n’ai-je pas empêchés ? » osera-t-il dire dans ses Mémoires ! On comprend mieux pourquoi il appelle la Police « la providence des États »… La presse d’aujourd’hui n’a rien à lui envier.
Bonaparte sera fasciné autant qu’exaspéré. Et Louis XVIII suffisamment convaincu pour lui offrir à nouveau, en 1815, son ministère fétiche. Fouché est alors devenu de ceux qu’il poursuivait jadis, duc d’Otrante – ce qui ne l’empêche pas de soigner en douce l’ancien parti révolutionnaire – et honore même certains offices religieux de sa présence… Ses amis, comme ses ennemis sont répartis dans tous les milieux, toutes les castes.
Le dernier silence de la pieuvre
Un brillant opportuniste ? Fouché disait bien que la politique était « la morale des circonstances »… Mais Waresquiel en doute. Et donne à cette ambivalence constitutive un caractère autrement plus grave : elle n’est pas au service d’un intérêt purement personnel mais d’une Dame qu’il a toujours servie avec empressement parce qu’elle avait fait naître sa passion du pouvoir et que ses acquis lui semblaient supérieurs à tout le reste : la Révolution. Conserver tout ce qui peut rester d’elle et de sa « tabula rasa », c’est son maître-projet. Dans ce double jeu, il ira jusqu’à prêter serment à la nouvelle monarchie : de son propre mot, il ne pouvait pas « déserter ».
Mais il est des fautes que l’on n’efface pas. Son baptême révolutionnaire le rattrapera. Et l’ordonnance frappant les régicides le condamnera à l’exil où il mourra, pour le moins oublié.
Solve et coagula ! Tout détruire et refonder en un tout secrètement organisé et aisément manipulable, où la recherche ostentatoire de « l’égalité » des citoyens permet dans les faits de réduire leur liberté. Fouché fut un maître en la matière. Il éclaire notre aujourd’hui, sous ses aspects les moins glorieux.
Marie Piloquet
• Fouché, Emmanuel de Waresquiel, Fayard-Tallandier, septembre 2014, 831 pages