Chaque mois de juillet, une part très sélect de l’élite mondiale fait la fête sous les séquoias au Bohemian Groove en Californie. Cette année, des courriels de l’ancien secrétaire d’État Colin Powell révèlent qu’entre deux cérémonies païennes on y a massivement condamné Donald Trump.
Jusqu’en 1989, personne ou presque n’avait entendu parler du Bohemian Grove, même aux États-Unis. C’est un domaine tranquille près de Monterio, en Californie, près de mille hectares plantés de séquoias. Quelques initiés savaient seuls que l’élite américaine s’y réunissait depuis très longtemps pour discuter de tout dans la détente de l’été – de tout et de rien, de golf, des enfants, de la situation mondiale, ou même, en 1942, du projet Manhattan (la fabrication de la future bombe atomique), mais jamais des affaires.
Au Bohemian Grove, l’élite mondiale en goguette
Et puis en 1989, un écrivain de magazine, Philip Weiss, a réussi à s’y infiltrer et a raconté ce qu’il y a vu : « Vous arrivez par une piste dans un bois de séquoias, vous entendez du piano venant d’un groupe de tentes, et vous croisez un homme, une bière à la main, pissant dans les buissons. » Beaucoup plus tard, en 2011 le Washington Post devait décrire le Bohemian Grove comme « l’endroit où les gens riches et puissants viennent pour mal se conduire ». Les gens riches et puissants en question sont des pétroliers, des chefs de grandes entreprises, l’ancien patron de l’OTAN en Europe, des juges à la Cour suprême, des politiciens de haut rang, canadiens, espagnols, américains bien sûr, incluant d’anciens présidents.
Mais le Bohemian Grove, cercle où l’élite influente va faire la fête, reçoit aussi de futurs présidents : sur une photo de 1967, Nixon et Reagan entourent l’orateur du jour. Un point à noter : si historiquement les Républicains y ont sans doute été plus représentés que les Démocrates, les membres des deux partis s’y côtoient en bonne entente. En témoigne cette réponse de Bill Clinton au perturbateur d’une de ses réunions : « Vous avez dit Bohemian Grove ? C’est là où tous ces riches Républicains vont pour se mettre nu sous les séquoias ? Je n’y suis jamais allé mais vous devriez le faire. Ce serait bon pour vous, ça vous donnerait du bon air. »
Cérémonie païenne sous les séquoias de Californie ?
Cette bénédiction donnée par un membre particulièrement représentatif de la superclasse mondiale, de ce mélange intime de la politique, de l’argent et de la communication, vaut d’être noté. Comme vaudrait d’être mieux connu le reportage fait avec une caméra cachée par le cinéaste texan Alex Jones en juillet 2000. Introduit de nuit, il a réussi à filmer un rite bizarre, où l’on voit les adeptes du Bohemian Grove assister en grande pompe, son et lumières, à la « cremation of the care », que l’on pourrait traduire par la crémation des soucis. L’effigie géante d’un hibou, plus de douze mètres de haut, est brûlée sur un brasier : ce rituel donne à la fête une tonalité païenne (certains ont parlé de « satanique ») que Jones a relevée. Bien entendu, le porte-parole du Bohemian Grove a tourné en ridicule « l’interprétation inappropriée » de Jones, mais a confirmé la réalité des images. Selon lui, les personnes rassemblées « partagent une passion pour le grand air, le théâtre et la musique », et les images ne montrent pas autre chose qu’un « drame musical traditionnel célébrant la nature et l’été ».
Les révélations involontaires de Colin Powell sur le Bohemian Grove
Depuis cet été, de nouvelles informations, venues d’un adepte habitué du Bohemian Grove, ont précisé un peu les contours de cette fête sous les séquoias de Californie. L’adepte en question se nomme Colin Powell, le secrétaire d’État qui a précipité les États-Unis dans la désastreuse guerre d’Irak. Un groupe de hackers, DC Leaks, a réussi à lui chiper ses courriels, dont plusieurs regardent le Bohemian Grove. On y apprend que le théâtre et les spectacles mobilisent là-bas une véritable petite industrie, avec producteurs, musiciens, directeur. Et que les grands de ce monde participent à ces spectacles. Cette année, une revue intitulée l’Histoire de la comédie en 55 minutes a rassemblé sur scène Michael Bloomberg, l’ancien maire de New York, Juan Carlos d’Espagne, Henry Kissinger, le grand ministre des affaires étrangères de Nixon, prix Nobel de la Paix, Colin Powell et quelques autres. Les deux derniers s’y sont moqués de Bill Cosby, cet acteur pris dans un scandale sexuel. Tous les rôles étaient tenus par des messieurs, y compris les féminins, comme au temps de Shakespeare, car au Bohemian Grove les dames ne sont pas admises, elles ont leur camp un peu plus loin. Il ne leur est consacré qu’une « Ladies night » à laquelle l’un des courriels de Colin Powell fait allusion sans plus d’explications.
L’élite mondiale résolument anti-Trump
L’élite mondiale a beau faire la fête, elle ne peut s’empêcher de parler politique. C’est ce que nous révèle l’activité épistolaire de Colin Powell, malgré toutes ses précautions. Dans un message à son ami Peter Gordon Mac Kay, ancien ministre de la justice et de la défense du Canada, il annonce son départ pour « les séquoias de Californie », ajoutant : « Ni téléphone ni courriels ». Et dans le suivant il raconte qu’il était à un moment « à côté de Stephen Harper » (ancien premier ministre du Canada de février 2006 à novembre 2015), avec qui il a eu « une bonne petite conversation ». Elle a roulé exclusivement sur Trump : « La plupart ici savent que Trump est un désastre, ils voteront contre lui, mais quelques-uns ne voteront pas pour Clinton, c’est étrange, ils choisiront le candidat indépendant ». Étrange ? Vous avez dit étrange ? Colin Powell ne juge pas étrange les manières du Bohemian Grove, il trouve tout naturel que tout le monde condamne Trump, la seule chose qu’il trouve étrange est que tous les représentants de l’élite mondiale présents ne votent pas Hillary Clinton comme un seul homme. Rappelons que Colin Powell a fait toute sa carrière politique chez les Républicains. L’alliance Démocrates-Républicains contre Trump, à l’échelon de l’élite, ne peut plus faire le moindre doute. L’acteur Robert de Niro et sa faconde, Bush père, sa minerve et son dentier, chacun à son tour remplit son devoir anti-Trump.
Fête en Californie pour une élite nulle
Qui est cette élite ? La réunion du Bohemian Grove permet d’en savoir un peu plus sur elle. C’est un événement que les Américains disent « hush-hush », c’est à dire archi-secret. Et qu’ils considèrent d’un œil un peu goguenard. Ils savent que c’est du lourd, que les grosses légumes en tout genre y assistent (« la moitié du PIB national est là », notait Colin Powell), mais ils n’ont pas trop de sympathie pour cette élite qui pisse dans la nature. Le Washington Post y voyait l’équivalent d’une réunion du groupe Bilderberg plus un brin d’occultisme plus un bon peu de « binge drinking » (cette façon typiquement nordique d’ingurgiter de l’alcool pour devenir saoul le plus vite possible). On peut y voir aussi un Woodstock chez les riches. Un cocktail assez américain, Dallas s’éclate dans la nature, partie de pêche à la truite sans bobonne, réunion d’anciens étudiants gauchisants de Californie qui oublient leurs dollars et turpitudes en écoutant de la pop en plein air et remuant leurs vieilles utopies devant un barbecue.
Les ambiguïtés d’une cérémonie païenne
Et puis il y a le rituel. Ça rappelle quand même le spectacle fou de l’inauguration du tunnel du Saint Gothard le premier juin de cette année. L’élite mondiale et son gros argent aiment décidément la fête païenne et ses symboles. Ici ce n’est pas le bouc qu’on célèbre mais le hibou qu’on brûle. Que représente-t-il ? Les soucis ? Ou la sagesse, dont Athéna était en Grèce la déesse, qu’on représentait souvent en chouette ? Les sociétés secrètes américaines, étudiantes ou humanistes, aiment ces rituels à mystères, Stanley Kubrick l’a parfaitement épinglé dans son dernier film, Eyes wide shut.
Tout cela est très nigaud, très kitsch, mais semble trop récurrent pour être tout à fait honnête. Le porte-parole du Bohemian Grove a pris trop de mal à convaincre l’Américain moyen que le rituel au hibou était « un drame musical traditionnel célébrant la nature et l’été » pour qu’on le croie tout à fait. Parmi ces singes d’une nuit d’été, il doit bien y avoir une bonne part de nigauds utiles, mais il y a sans doute aussi quelques humanistes qui savent ce qu’est un symbole. Décidément, pour gêner à ce point des gens pareils, Trump ne doit pas être tout à fait mauvais.
Pauline Mille
On trouvera les paroles sous-titrées du rite de crémation ici.