RT.com, média internet sous contrôle du Kremlin, publiait il y a quelques jours dans sa version hispanophone un article d’analyse sur « l’extrême-droitisation de l’Europe » à la suite de la percée du mouvement Chega d’André Ventura, devenu principal parti d’opposition, selon l’auteur, aux législatives anticipées du 18 mai où il a obtenu 22,76 % des voix et 60 sièges dans une assemblée qui en compte 215. Le ton de cette tribune de Carmen Parejo Rendón ne laisse aucun doute quant à son hostilité à l’égard de Chega qui cumule décidément tous les défauts : « xénophobe », « anti-féministe », « autoritaire », ennemi des « droits sociaux », icône de l’« unipolarité » qui a lâché la bride à l’« hyper-libéralisme » et au « capitalisme ».
Bref, avec la bénédiction de Moscou (car ce que publie Russia Today, même sous forme de tribune, ne saurait contredire le discours officiel à l’intention des lecteurs étrangers de différentes langues visés par le site), c’est un discours idéologiquement de gauche, moralement libéral qui se déploie. La Russie, Poutine, sauveurs de la chrétienté et de la société traditionnelle ? Laissez-moi rire !
Cela commence très fort : « La terre qui a fait à l’humanité le cadeau de la Révolution des œillets a tragiquement scellé son adhésion au cycle réactionnaire qui ronge l’Europe. En à peine deux ans, l’hégémonie du Parti socialiste a été balayée, laissant place, lors de ces dernières élections, à une Assemblée où plus des deux tiers servent la droite traditionnelle et son extension grotesque : l’extrême droite de Chega, qui recueille déjà 22 % des voix. »
RT.com, un média à la botte du pouvoir russe
Cette « dérive » n’est pas seulement locale : elle serait « structurellement européenne » selon Russia Today et par conséquent à vomir. C’est une « guerre culturelle » qui est dénoncée – une guerre culturelle qui rejette le socialisme, dénonce l’hypertrophie de l’Etat, plaide pour la responsabilité et les libertés individuelles et affirme haut et fort le respect de la vie depuis la conception et jusqu’à son terme naturel…
Le programme de Chega voit la famille comme la « structure de base de la société » et garante de « l’ordre moral » et affirme les droits de l’autorité parentale ; il plaide pour la subsidiarité (affirmée par la doctrine sociale de l’Eglise et qui formait l’ossature de la pensée politique de Salazar) ; il rejette toute forme d’« extrémisme » ou de « fondamentalisme », rejette l’organisation supranationale de l’immigration et proclame sa filiation à l’égard de « la tradition civilisationnelle portugaise, européenne et occidentale en présupposant que la primauté morale de l’autoresponsabilité précède et détermine tout le reste dans la condition humaine ». Sur le plan religieux, cette « autoresponsabilité dérive de la matrice millénaire judéochrétienne et, dans le champ intellectuel, de la matrice millénaire gréco-romaine », affirme ce programme.
Chega veut sortir le Portugal du socialisme
Dès son cinquième paragraphe, celui-ci affirme :
« Légitimité du refus de la dystopie sociale. CHEGA rejette la dystopie suscitée par la primauté de la victimisation instaurée par la révolution communiste qui a débuté en Russie en 1917. Dans ce modèle d’ordre social, largement répandu à travers le monde, une partie des individus et des groupes, qui se définissent comme victimes ou opprimés, ont la légitimité d’instrumentaliser cette condition en rejetant, hors de leur conscience, hors de leur propre condition humaine, la responsabilité de leur destin sur l’autre partie de la société ou du monde, accusée d’oppression. En rompant avec la validité de cette même primauté morale pour eux-mêmes et pour les autres, c’est-à-dire en reniant une même morale sociale valable pour tous les êtres humains, ce qui annule le principe selon lequel ceux-ci naissent libres et égaux, et en rompant avec l’idéal de la recherche incessante de l’harmonie et de la cohésion sociale au profit d’une fragmentation sociale vue comme un a priori et du conflit – la primauté de la victimisation, d’origine soviétique, est incompatible avec la primauté de la responsabilité individuelle, issue de la tradition ancestrale portugaise et européenne. »
C’est tout cela que rejette rt.com. Le site présente la montée de Chega comme résultant de la mise en œuvre du traité de Maastricht inspiré – on se pince – par un « cadre économique ultralibéral » et « les expériences de laboratoire appliqués par la dictature d’Augusto Pinochet au Chili », au service du « capital ». Avec pour résultat, « l’Europe du bien-être sacrifiée au nom de la compétitivité », dans « un scénario qui ne peut se comprendre en dehors de la chute du Bloc socialiste et de la fin de la Guerre froide » qui ont détruit « les contrepoids » au capitalisme.
La « renaissance » du Portugal ? La Révolution des Œillets
Carmen Parejo résume cela pour la plus grande satisfaction de rt.com : « Le Portugal, qui a connu une renaissance politique grâce à l’élan révolutionnaire du 25 avril et à un projet de construction socialiste, s’est retrouvé pris au piège d’une structure supranationale qui nie sa souveraineté populaire et sociale. »
D’ailleurs, affirme la journaliste avec regret, « le Parti communiste portugais, bien que plus solide sur le plan organisationnel et idéologique que ses homologues européens, a également été victime du repli général. L’émergence de nouvelles gauches telles que le Bloco de Esquerda, liées principalement aux classes moyennes urbaines, a offert une alternative partielle qui, aujourd’hui, comme Podemos en Espagne, est au bord de la disparition ».
Face à quoi « l’extrême droite » symbolisée par Chega au sein d’un « réseau » européen à l’importance croissante, apporte « la haine, la peur et l’exclusion » pour mieux « soutenir les privilèges du capital », tout cela au moyen d’une « stratégie internationale de réorganisation réactionnaire ».
C’est l’expression du « culte de la tradition », et d’un « anticommunisme viscéral assorti d’un mépris cynique pour les droits humains ». Cette extrême droite aurait pour « fonction historique, comme pendant les années 1930, d’entraver toute tentative de transformation sociale » – comprenez, socialiste.
RT.com confond Chega et l’UE
Et voilà Chega, dans son opposition profonde au libéralisme moral de l’UE et à la l’internationalisation socialiste de plus en plus affirmée, bombardé auxiliaire de ce qu’il combat : « L’esprit du 25 avril, qui incarnait une rupture historique avec le fascisme et une avancée vers la souveraineté populaire et le socialisme, est aujourd’hui assiégé. Cependant, il ne s’agit pas seulement de la progression de Chega, mais d’un ordre européen qui, depuis des décennies, s’efforce d’effacer toute trace d’horizon émancipateur. L’UE n’a jamais été un projet social : elle a été un mécanisme de discipline économique et géopolitique qui, aujourd’hui en crise, a besoin de l’autoritarisme pour se maintenir. »
Où l’on comprend que dans sa dénonciation de « l’extrême droite » – qui renvoie à Hitler ou Mussolini, en réalité figures de la gauche – la tribune publiée par Russia Today, et forcément approuvée par ce média dans ses grandes lignes, plaide contre le respect de la loi naturelle et pour l’avancement de la Révolution et du socialo-communisme. Cela en dit long sur les ressorts profonds de l’idéologie du pouvoir en Russie.