Jeanne Smits évoquait, l’année dernière, l’histoire de l’ancien Premier ministre des Pays-Bas, Dries van Agt, et de sa femme qui ont choisi l’euthanasie en duo (bien qu’il soit catholique, au moins de prétention). Le nombre de ces couples qui décident de mourir ensemble est en augmentation constante et on lit maintenant ces merveilleuses histoires dans les magazines « people », comme celle de Corinne Gregory Sharpe qui a convaincu son père de se suicider avec sa mère.
« Merveilleuses », car on nous les présente comme telles ! Le schéma est toujours le même : l’un et l’autre étaient très malades, mais ils ne pouvaient pas vivre l’un sans l’autre, ils ont donc préféré partir, main dans la main… « Que c’est beau ! » La réalité est bien plus prosaïque : elle va des conditions réelles de cette mort où les barbituriques vous font, le plus souvent, mourir par étouffement, aux conséquences de cet acte violent qui vous décroche du plan de Dieu, qui plus est à deux, alors que vous étiez responsable de votre binôme comme de vous-même. « Qu’as-tu fait de ton frère ? »
Elle est révélatrice, cette propension de notre société à tout inverser, à faire désirer la Mort alors qu’il y a la Vie. Saisissante, cette capacité à faire croire à la dignité quand il n’y a que déchéance, au courage quand il n’y a que lâcheté, au bonheur quand il n’y a que tristesse, à la libération quand on fait fi du Salut. Cet accompagnement romantique jusqu’au-boutiste que tous se plaisent à dessiner est au contraire un profond désamour puisqu’il nie le plus grand, au profit du Vide absolu.
Ces couples qui optent pour une « solution finale »
La mère de Corinne Gregory Sharpe avait reçu un diagnostic de sténose aortique à 90 ans, et quelques années plus tard, sa santé commençait à décliner. Son père, lui, n’avait aucun problème de santé, hormis un accident vasculaire cérébral (AVC) ; cela les avait conduits dans un centre de réadaptation. Mais selon leur fille, ils y perdaient « le goût de vivre » : c’est pourquoi elle les en a retirés… pour qu’ils le retrouvent ailleurs ? Non.
Les médecins avaient proposé des soins palliatifs. Mais comme sa mère avait émis l’idée qu’elle opterait bien pour un suicide assisté si son état empirait, et que son père était nerveux à l’idée de rester seul, leur propre fille a trouvé une « solution » (finale) : le suicide à deux.
A ce stade, son père n’était pas mourant, note le média en ligne LiveAction, et s’il était victime d’un nouvel AVC, les médecins pensaient qu’il pourrait finir invalide, mais pas en phase terminale. Pourtant, Sharpe a réussi à obtenir l’autorisation de suicide assisté pour son père, au terme de ce qu’elle a appelé « une course ».
Et de décrire les dernières semaines de leur vie, avec moult photos, les ultimes mercis, les ultimes câlins… Lorsque les flacons de produits mortels sont arrivés, Sharpe a pris un selfie avec le livreur, puis les a déposés sur une étagère, en plaisantant sur le fait d’avoir choisi le vendredi 13 pour mourir. « On a mis de la musique et ils ont pris le cocktail. Ensuite, on s’est servi un verre de vin et on a porté un dernier toast. Environ 10 minutes après, ils se sont endormis. »
La cynique romantisation du double suicide
On se demande quand même dans quel état d’esprit arrivent à se mettre ces gens… D’autant qu’ils parviennent, du moins en apparence, à demeurer dans cette satisfaction heureuse puisque cette femme répond aux questions d’un magazine quatre ans plus tard, avec le même sentiment de réussite. C’est dire l’exercice d’auto-persuasion.
Pourtant c’est bien d’une culture de mort dont il est question ; on est parvenu à changer radicalement d’angle de vue. LiveAction racontait, il y a quelques années, comment une journaliste du New York Times a revisité ainsi l’histoire d’un meurtre-suicide. Richard et Alma Shaver étaient mariés depuis 60 ans, avaient fondé une famille, et Alma fut atteinte de la maladie d’Alzheimer : refusant toute aide d’aucune sorte, Richard finit par tirer une balle dans le cou d’Alma, avant de se suicider à ses côtés. « Je voulais comprendre leur histoire. Il s’est avéré que c’était une histoire d’amour », écrivait la journaliste.
Tout porte pourtant à croire que le mari a refusé l’épreuve et a cédé à ses démons. Comme tous ces enfants qui tuent leurs parents âgés sous prétexte de compassion extrême : c’est une tromperie en tant que tel. Robert Knight qui, en 2018, a tué sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer, en la jetant d’un balcon de 4 mètres de haut, a été dernièrement acquitté : la juge a dit qu’il avait agi « par amour et par désespoir ». L’euthanasie-suicide en duo est ainsi doublement romantisée, mettant en avant une sorte de don absolu, jusqu’à la perte de la vie. Alors qu’on ne meurt pas pour l’autre, on meurt pour soi.
Et si on vivait pour l’autre ? Si on s’occupait jusqu’au bout de cette moitié à laquelle on a juré soin et fidélité ? Combien de vraies histoires d’amour sont oubliées et ne figurent pas dans les colonnes d’un New York Times ? De ces hommes et de ces femmes qui se donneront jusqu’à la fin pour leur binôme, sans interférer aucunement dans le plan de Dieu sinon par tout l’Amour dont ils seront capables et qu’ils recevront de manière assurée en retour ? Pour les catholiques, la souffrance et l’épreuve ont un sens qui nous dépassent.
L’euthanasie en duo, un prélude
Et puis, c’est étonnant, car tout est très délimité sur le papier. L’euthanasie à deux, ce sont deux demandes évaluées séparément, doublées de la vérification par les médecins qu’il n’y a pas d’influence ou de pression de l’un ou l’autre des partenaires. Mais les enfants ont visiblement le droit de convaincre, comme le montre cette histoire de Sharpe. La vieillesse et la force du lien familial, s’il est dans le mauvais sens, peuvent suffire à faire baisser les bras, alors que le désir de vivre aurait pu être conforté.
En septembre, Genethique.org soulignait le cas intéressant d’un couple qui avait décidé l’euthanasie en duo. Marcel Schellens était « gravement malade », elle simplement « épuisée » parce qu’elle s’occupait de lui… Une fois en maison de repos, elle reprit « tout à coup » goût à la vie parce qu’elle n’avait « plus de charge » et se sentait « entourée ». Et elle refusa la mort administrée.
Malheureusement, les statistiques montrent une augmentation croissante de ce phénomène d’euthanasie en duo : aux Pays-Bas où elle est mise en avant de manière spécifique, elle a été multipliée par plus de 4 en l’espace de 4 ans. Elle concernait 13 couples en 2020, elle en a touché 54 en 2024. Et l’année dernière, pour la première fois, d’autres personnes, qualifiées de « proches parents » ont choisi de mourir de cette manière. Et nous verrons, demain, une mère âgée et son fils handicapé, un frère et sa sœur, deux amis de cœur… A deux, tout est plus simple quelque part. Et ont-ils pensé aux euthanasies collectives ? Ce serait finalement, aussi, une version romantisée de ce qui se faisait sous le Troisième Reich.