La famille d’Alan Vega annonce que le chanteur du groupe proto-punk Suicide est mort paisiblement dans son sommeil samedi à l’âge de soixante-dix-huit ans. Radical révolutionnaire, féru d’art contemporain, cette figure de l’imposture nihiliste post-moderne, s’en va au moment où le terrorisme islamiste triomphe d’Orlando à Nice. Coïncidence ou symbole ?
Pourquoi avait-il choisi le pseudonyme de Vega ? Parce que c’est l’une des étoiles les plus brillantes du ciel après Sirius ? Né Boruch Alan Bermowitz à Brooklyn en 1938, fils d’un tailleur de pierres précieuses, il a fait des études de physique et d’art au Brooklyn College, où il s’est lié à Ad Reinhardt, adepte de l’art conceptuel. Il se veut d’abord plasticien, peint, produit des « sculptures lumineuses » avec des tubes de néon. En 1969, son diplôme en poche, il entre à l’Art Wokers Coalition, groupe d’artistes radicaux qui produit une affiche célèbre contre la guerre du Vietnam. Mais, assistant la même année à un concert d’Iggy Popp, il a la révélation que les chanteurs de rock atteignent plus vite que les peintres au grand scandale public. Avec le pianiste Martin Rev, il lance le groupe Suicide en 1970, ils connaissent tout de suite le succès et le scandale, même si leur premier disque qui a pour titre Suicide ne paraît qu’en 1997 – il fera un tabac. Sur leurs premiers « posters » apparaît un terme encore inconnu du public « punk music ».
Alan Vega, précurseur de l’idéologie punk
En anglais, punk signifie voyou. C’est le journaliste Lester Bangs qui a appliqué le mot à la musique et à certains groupes de rock : le punk se veut voyou, se revendique voyou, prend le terme voyou en bonne part, se flatte d’être voyou. Cela implique une esthétique punk, une sorte de dandysme du sale et du détonnant, une dilection pour le mauvais goût agressif, couleurs flashy, matières cheap, coiffures enlaidissantes. Une thématique punk, scènes d’horreur chez les pauvres. Une politique punk, l’anarchie, l’émeute tempérée par la paresse. Une idéologie punk, haine et mépris des gens normaux coupables de s’aliéner à la société de consommation, refus de la vie par la drogue, le rien, le laisser aller intégral. Une presse punk, alternative, underground, avec ses fanzines. Un cynisme punk où ne manque pas l’autodérision. Un nihilisme punk, dont l’eschatologie tient en deux mots : « No future ». Pas d’avenir. Un goût de mort, résumé par le premier disque d’Alan Vega : Suicide. La chanson d’Alan Vega qui a le plus marqué son époque a pour titre Frankie Teardrop et raconte le meurtre de sa femme et de son enfant par un ouvrier. Un sujet pour le Nouveau Détective vu par un radical de gauche à prétentions intellectuelles.
Le groupe Suicide produit de la mort de la transcendance
Après les succès des années soixante-dix, la répétitivité de la musique électronique finit par lasser son monde, mais Alan Vega connut une queue de popularité en France, non sans analogie avec Woody Allen. Alain Bashung et Christophe ne juraient que par lui. Peu importe d’ailleurs, ce ne sont que les détails de sa carrière post-prophétique. Alan Vega fut un poison actif dans les années soixante et soixante-dix, après, ce ne fut plus qu’un retraité « créatif ». Il appartient à une génération qui s’est perdue dans les années soixante, ou plutôt qu’on a perdue. Il est significatif qu’il ait émergé en 1969, l’année du nouvel ordo de Paul VI, l’année où le concile Vatican II est entré en vigueur. Le concile Vatican II fut le cœur de la révolution des années soixante, dont 1968 fut une suite, politique, mais dont le prolongement le plus important fut la révolution culturelle qui toucha arts, lettres et mentalités. On doit noter la sottise nocive du mouvement punk, mais il serait injuste d’en imputer la responsabilité aux jeunes crétins qui s’y lancèrent, Alan Vega pas plus qu’un autre. On les avait privés de transcendance, et bien qu’Alan Vega fût juif, il subit le formidable vide créé par Vatican II comme toute la jeunesse d’alors. On ne peut pas leur donner tort d’avoir vu « No future » dans la course à l’argent que proposaient alors les sociétés occidentales.
Une révolution par la musique cofinancée par l’Etat et Mammon
Leur responsabilité est d’autant moins engagée que celle de l’industrie du divertissement, du show bizz, donc de la haute finance et de ses majors est capitale. Ce n’est qu’avec l’appui de l’argent que le désespoir et l’autodestruction ont été donnés en modèle aux jeunes d’Occident et du monde, le suicide érigé en slogan. Mammon a financé et formaté les petits Belzebuth. L’instrumentalisation de la culture par la révolution est caractéristique du vingtième siècle. Y sont associés les grandes fortunes spéculatives (François Pinault et sa fondation), l’Etat (Jack Lang, ses copains, ses coquins et ses Allonz’enfants de la rue de Valois, les Fracs, etc.). Il s’agit d’une révolution gramsciste menée par le haut, par les élites et l’argent. Avec des moyens divers selon le public visé. L’art contemporain fascine les bourgeois pas très sûrs d’eux, mais pour manier les foules, rien ne vaut la pop.
C’est pourquoi la figure d’Alan Vega, au confluent des deux mondes, est intéressante. Il a choisi la musique parce qu’elle était plus efficace. La musique est un moyen puissant, notamment lorsqu’on l’assortit à la danse et à la drogue dans la transe, pour déstructurer la pensée, l’intelligence, bien plus, toute la personnalité – et par voie de conséquence la société. Après le rock qui avait liquidé l’autorité paternelle, la punk a tenu sa place dans la révolution mondiale qui a proprement désespéré les pays du Nord dans les années soixante et soixante dix. Il a participé à notre lente et molle entropie. Le punk à chien est devenue une figure universelle, de Montréal à Moscou en passant par Nice.
Ils ont fait le lit du terrorisme qui tue de Nice au Niger
Le fondateur du groupe suicide est donc mort tranquillement dans son lit, comme le petit bourgeois bohème qu’il avait toujours été, le surlendemain du massacre de Nice. C’est peut-être plus qu’une coïncidence, un signe. La fin d’une génération de papys grunge qui se gratouillaient l’intellect pour appeler au suicide : celle qui vient n’en a plus besoin, la démographie de l’Europe est en chute libre, et pour expédier plus vite la population résiduelle, l’islam terroriste nous fournit ses anges exterminateurs. Le coup du camion frigo aurait fourni un merveilleux scénario trash, un superbe montage visuel, une hellfest hyper créative pour Alan Vega et ses copains. Le conformisme du laid, l’amour du faux et l’esthétisme du bête finissent toujours par engendrer de vrais monstres. Le mouvement punk et tout ce qui lui a succédé ont mis la philo à la portée des caniches devenus méchants, les terroristes qui écrasent et mitraillent de Nice à Orlando sont leurs frères, fils et pions d’une même révolution. Les radicaux de la révolution nihiliste jouaient à la mort, les radicalisés de la révolution islamique donnent la mort pour de vrai. Le punk se perçait le nez d’une épingle de nourrice dans un monde qui refusait les enfants par peur de la vie, l’islamiste se suicide en tuant un monde qui a peur de la mort. Le crépuscule du soir des vieux imposteurs coïncide avec le crépuscule de l’aube des jeunes tueurs.