Le gouvernement veut pouvoir légalement activer à distance les portables à des fins de surveillance

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Toute la presse française en parle, et pour une grande part souligne même les dangers du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice déposé au Sénat en début de mois, que le garde des Sceaux défend ce mardi devant la commission des lois. Eric Dupond-Moretti porte là un texte hautement controversé, visant à permettre l’activation à distance des Smartphones et tous autres appareils électroniques connectés afin de localiser une personne dans le cadre d’une enquête, voire la filmer ou l’enregistrer à son insu dans le cas de faits graves. Si le gouvernement se défend en assurant qu’il s’agira d’une pratique très encadrée et « rare », du fait de la lourdeur des procédures d’autorisation au cas par cas, l’adoption d’une telle mesure rendrait légalement possible une surveillance encore plus lourde et plus étendue que celle imaginée par George Orwell dans 1984, tant nous sommes entourés de machines qui nous « entendent ».

Et qu’elle soit adoptée ou non, le simple fait de vouloir « l’encadrer » démontre qu’elle ne relève pas de la science-fiction. Les moyens de la tyrannie sont là, il suffit de les activer, et rien ne garantit qu’elles ne le soient déjà, en France sans doute, et dans des pays encore moins regardants, certainement.

Le Conseil de l’Ordre des avocats a réagi au moyen d’un communiqué accusant le gouvernement de vouloir renforcer les pouvoirs des enquêteurs et du Parquet « au détriment du respect de la vie privée et des garanties fondamentales des droits de la défense ».

 

Ces portables qui révèlent votre vie privée

Le communiqué ajoute : « Cette possibilité nouvelle de l’activation à distance de tout appareil électronique dont le téléphone portable de toute personne qui se trouve en tout lieu constitue une atteinte particulièrement grave au respect de la vie privée qui ne saurait être justifiée par la protection de l’ordre public. En outre, le projet n’interdit pas, par leur collecte, l’écoute des conversations dans son cabinet, entre l’avocat et son client, même si leur transcription est prohibée. Il s’agit là d’une atteinte inadmissible et contraire au secret professionnel et aux droits de la défense. »

Pointe de l’iceberg, en réalité. Avec ou sans loi, tout lieu où l’on se rend avec son portable, allumé ou pas, est un terrain de chasse aux informations potentiel.

L’article 3-12e du projet Dupond-Moretti prévoit pour l’heure que dans le cadre d’enquêtes concernant des crimes ou des délits punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement, « le juge des libertés et de la détention, à la requête du procureur de la République, ou le juge d’instruction » puisse « autoriser (…) l’activation à distance d’un appareil électronique à l’insu ou sans le consentement de son propriétaire ou possesseur aux seules fins de procéder à sa localisation en temps réel ».

Si l’enquête concerne des crimes relevant du grand banditisme et du terrorisme, le déclenchement des micros ou des caméras des portables et autres appareils connectés (et aujourd’hui, il peut s’agir d’un ordinateur, d’un ordinateur de bord, et pourquoi pas d’un robot de cuisine !) pourra être autorisé « à l’insu ou sans le consentement » de son propriétaire ou possesseur, dans les mêmes conditions, aux termes de l’article 3-18e, pour « procéder aux opérations mentionnées à l’article 706-96 » du code de procédure pénale.

 

Activer à distance un appareil connecté à l’insu de son propriétaire, c’est possible !

En clair : « Il peut être recouru à la mise en place d’un dispositif technique ayant pour objet, sans le consentement des intéressés, la captation, la fixation, la transmission et l’enregistrement de paroles prononcées par une ou plusieurs personnes à titre privé ou confidentiel, dans des lieux ou véhicules privés ou publics, ou de l’image d’une ou de plusieurs personnes se trouvant dans un lieu privé. »

Jusqu’ici, c’était par exemple la mise en place de micros ou d’écoutes qui pouvait être faite. Le gouvernement justifie aujourd’hui la prise de contrôle à distance des portables par la simplicité, le moindre coût et la protection de la vie des policiers qui peuvent risquer gros en allant planter du matériel d’enregistrement et de transmission dans l’antre d’un mafioso ou d’un terroriste.

L’inénarrable BFM-TV abonde en ce sens, publiant lundi un article de « fact-checking » sous le titre : « Non, le gouvernement ne va pas mettre en place un espionnage généralisé de nos Smartphones. » « Dans les faits, cet espionnage sera techniquement limité, et juridiquement très encadré », susurre le journaliste de la chaîne la plus macronienne : il s’agit bien plutôt d’« apposer de nouveaux cadres légaux à des pratiques répandues mais non encadrées », « car l’activation à distance d’appareils électroniques dans le cadre de procédures judiciaires n’est pas une pratique récente »… « On ne fait que légaliser l’alégal », modère Me Alexandre Archambault, avocat spécialisé en droit du numérique, afin d’éviter les contestations de la défense en cas d’utilisations de ces techniques. Simple avancée technologique qu’il s’agit de « rattraper » avec un texte de loi, en somme ?

On nous explique encore que, faute de pouvoir faire des alliances avec Apple et Google pour accéder aux appareils iOS et Android, les enquêteurs vont devoir se tourner vers des logiciels espions « souvent très coûteux » pour que les moyens utilisés se situent « sur le territoire national » comme le veut la loi (article S98-7 du Code des postes et des communications électroniques).

 

La surveillance à des degrés inédits

Mais tous ces propos lénifiants ne doivent pas faire oublier l’essentiel : la pratique du pilotage à distance des appareils qui nous localisent, nous voient et nous entendent se fait déjà tout tranquillement en dehors de tout cadre légal. L’existence d’une loi limitera-t-elle à elle seule les circonstances et les conditions dans lesquelles des suspects (ou des opposants, ou des « délinquants » ayant arraché leur masque sur une plage protégée contre le covid par exemple) seront victimes de telles pratiques ?

L’exemple du covid peut sembler absurde, mais les Moscovites ont fait les frais d’une surveillance électronique assortie d’amendes qui devrait faire réfléchir. En 2020, des centaines ou des milliers d’amendes non justifiées avaient été prononcées à l’encontre de personnes faussement répertoriées comme ayant enfreint les règles de quarantaine visant les malades et leurs proches. Toute personne présentant des symptômes de maladie respiratoire (même sans test covid positif) devait depuis le 21 avril 2020 s’isoler pendant quinze jours, ainsi que les personnes à son domicile. Cette obligation médicalement constatée devait être intégrée dans une application obligatoirement téléchargée dans le téléphone mobile de l’intéressé. Tout avis de quarantaine non signé dans le cadre de l’application pouvait conduire à une hospitalisation forcée. Tout refus d’installer l’application entraînait une amende. Dans les faits, de nombreuses personnes qui respectaient la quarantaine avaient écopé d’amendes, notamment lorsqu’elles ne réagissaient pas dans l’heure à une notification les invitant à prendre un selfie pour prouver qu’elles n’avaient pas quitté leur domicile en laissant leur téléphone derrière elles. Ces demandes pouvaient arriver au milieu de la nuit…

Ladite application avait accès à la localisation, aux appels, à la caméra, aux messages de réseaux sociaux, aux senseurs du téléphone et à « toute autre donnée » permettant de vérifier le respect de la quarantaine. Et tout le reste de la vie des porteurs, en fait.

En l’espace d’un mois, racontait à l’époque Human Rights Watch, 60.000 Moscovites avaient téléchargé l’application espionne, et 53.000 amendes prononcées – aucune à tort, soutenaient alors les autorités russes.

 

Les portables utilisés pour traquer en Chine, aux Etats-Unis, en Russie…

Aux Etats-Unis, on a découvert en juillet 2022 que l’administration de la Sécurité intérieure utilisaient à une échelle « insoupçonnée » les données de localisation des portables, ainsi qu’en attestaient des documents mis au jour par l’American Civil Liberties Union. On savait depuis le début de 2020, grâce à une enquête du Wall Street Journal, que les autorités chargées du contrôle de l’immigration ou des douanes avaient acheté l’accès à des millions de données de localisation pour pister migrants et fraudeurs fiscaux soupçonnés. C’est par la suite que l’on a découvert l’étendue des achats de données qui ont démontré que la police pouvait pister une multitude d’individus, voire tous les individus se trouvant dans une zone donnée. Ceux-ci avaient « accepté de partager leurs données GPS », s’est défendu l’administration. Mais pouvaient-ils deviner qu’elles seraient vendues aux autorités ?

Mais s’il faut un exemple encore plus parlant, le pays le plus « surveillant » du monde (à ce qu’on sache) est la Chine. Pas plus tard qu’en décembre dernier, le New York Times rapportait que les portables avaient permis aux autorités de suivre à la trace des manifestants contre les restrictions covid encore plus inhumaines qu’en Occident, et ce malgré le luxe de précautions prises par ceux-ci.

Il en était ainsi d’un certain M. Zhang qui se rendit à une marche à Pékin, le visage couvert, les yeux cachés par de grosses lunettes. Il réussit à rentrer chez lui sans se faire prendre, mais la police frappa à la porte dès le lendemain matin. Il avait été repéré grâce à son portable.

Les innombrables caméras de reconnaissance faciale ne pouvaient « voir » M. Zhang, mais Pékin fait partie des lieux truffés de boîtiers de reconnaissance des portables qui enregistrent toutes les données dont la police pourrait avoir besoin. Nombreux sont aujourd’hui les Chinois qui finissent par désinstaller les messageries cryptées ou les VPN qui permettent de surfer et de communiquer de manière anonyme, sûrs que leur simple présence sur leur téléphone peut poser problème. M. Zhang, lui, a décidé de ne plus participer à des manifestations, car la police lui a promis que les choses se passeraient mal s’il s’y risquait.

Cette remarque du NYT est à lire à la lumière de ce qui se trame aujourd’hui en France :

« Alors que les autorités cherchent à tracer, à intimider et à arrêter les personnes qui ont manifesté le week-end dernier contre les mesures anti-covid strictes prises par le gouvernement, elles se tournent vers les puissants outils de surveillance que l’État a mis dix ans à mettre au point pour des moments comme celui-ci, lorsqu’une partie de la population descend dans la rue et remet en question l’autorité du Parti communiste chinois au pouvoir. »

Beaucoup de Chinois ne s’en préoccupaient pas, approuvant même les outils de surveillance au motif que si vous n’avez rien fait de mal, vous n’avez rien à cacher.

C’est avec de tels sous-entendus que le gouvernement Macron met en place les outils de la tyrannie. Mais qui frapperont-ils demain ?

 

Jeanne Smits