L’« économie de la connaissance », vous connaissez ? C’est celle qui devait permettre à l’Union européenne de faire face à la concurrence globale et même de prendre la tête de l’économie mondiale en l’espace de dix ans. Voilà en tout cas ce que promettait la « stratégie de Lisbonne » en l’an 2000. Et cela reposait notamment sur une formation supérieure pour le plus grand nombre. Mais aujourd’hui, en Allemagne, si les acteurs de l’économie expriment des craintes, c’est parce qu’il y a dans le (véritable) moteur de l’Europe moins d’apprentissage que par le passé. Massivement, les jeunes se tournent vers l’université et ces formations supérieures dont on nous dit encore en France qu’elles sauveront l’Europe.
En Allemagne, c’est l’heure du retour au réel. L’érosion du système d’apprentissage y est désignée comme devant conduire, à moyen terme, au chômage des autochtones et à la pénurie de main d’œuvre qualifiée.
Avec 1,39 million de jeunes apprentis en 2013, l’Allemagne demeure une exception dans les pays « développés » d’Europe, et aussi l’un des seuls pays « riches » de l’Union européenne dont l’économie continue de reposer sur l’industrie. Et à en croire l’AFP, qui ne craint pas d’aller à rebours de tout un discours officiel – mais l’agence de presse en est-elle seulement consciente ? – c’est ce système d’entrée précoce dans la vie professionnelle au moyen d’une formation pratique qui permet aux jeunes Allemands d’être relativement épargnés par le chômage : 7,9 % selon Eurostat, contre 20,7 % au Royaume-Uni, 24,8 % en France ou 55,5 % en Espagne.
L’apprentissage en baisse de 16%
Pourquoi abandonner un système qui gagne ? L’érosion de 16% des entrées en apprentissage entre 2007 et 2013 – on passe de 624.000 à 526.000 – a une double explication. L’une, le déclin démographique allemand, est une catastrophe en soi qui aura de lourdes répercussions sur l’économie du pays. L’autre traduit une désaffection pour le travail manuel, les métiers « physiques » et les horaires de travail atypiques. 37.000 postes d’apprentissages restent à pourvoir chaque année, selon le gouvernement ; les entreprises pensent que le chiffre réel est plus près de 100.000.
L’AFP cite à ce propos le ministre fédéral de l’économie : « De plus en plus de jeunes veulent passer le bac et aller à l’université. Dans leurs têtes, et surtout dans celles de leurs parents, les études universitaires permettent de mieux gagner sa vie. Or un ouvrier qualifié est mieux payé que beaucoup de professionnels issus de l’université. »
L’Allemagne ne subventionne pas l’apprentissage
A l’inverse du système français, par exemple, où l’Etat fait la cour aux entreprises – moyennant subventions, dégrèvements de charges et autres contrats spécifiques – pour qu’elles embauchent des jeunes, les entreprises allemandes ne reçoivent ni aides, ni exonérations pour ces jeunes qu’elles forment entièrement à leur charge, au prix moyen de 15.300 euros par an. Cette absence d’assistance, saine en soi, pèse cependant sur les entreprises et en dissuaderaient certaines de recourir à l’apprentissage.
Les syndicats allemands assurent en effet que la désaffection pour l’apprentissage vient aussi du refus croissant d’embaucher des apprentis : « Il y a 10 ans, un quart des entreprises formaient, elles ne sont plus que 21 % aujourd’hui », affirme un responsable syndical. C’est une réalité préoccupante, mais il ne faut pas en surestimer l’ampleur : sur une période de six ans, 40% des entreprises allemandes accueillent ou ont accueilli un apprenti au moins, selon le patronat.
Une négociation est en cours entre patronat et syndicats, ces derniers cherchant en définitive à détruire le système qui a assuré à tant de jeunes Allemands un travail et un revenu décent : au nom du droit de chacun de se former dans le secteur qu’il préfère, ils suggèrent la création d’une « garantie de formation » qui serait financée par une contribution centralisée des entreprises qui n’accueilleraient pas les jeunes selon leurs souhaits. Pour Barbara Dorn, de la fédération patronale BDA, « cela détruirait le système de formation professionnelle en Allemagne ». « Les jeunes choisiraient leur métier préféré sans respecter les besoins de l’économie, hypothéquant leurs chances d’être embauchés plus tard », annonce-t-elle.
Une économie de l’ignorance
La situation allemande conduit à faire deux autres constats. Le premier, c’est que nombre de postes d’apprentissage ne sont pas pourvus faute de « compétences de base suffisantes pour entamer une formation professionnelle », dixit le ministère de l’économie : autrement dit, souvent soumis aux mêmes pratiques pédagogiques que les petits Français, les jeunes Allemands peinent eux aussi à maîtriser la lecture et le calcul. On le sait malheureusement, cela ne les empêchera pas nécessairement d’accéder à l’enseignement supérieur…
Deuxième constat : la pénurie d’apprentis laisse prévoir que l’économie de l’Allemagne, faute de trouver des ouvriers qualifiés « au pays », ira de plus en plus chercher ailleurs. Comme l’annonce Lena Behmenburg, conseillère du patronat : « Depuis quelques années, certains de nos membres, comme Bosch ou Siemens, expriment leur inquiétude. En cas de pénurie, ils peuvent trouver ces profils à l’étranger mais ils nous disent que cela ne suffira pas. »
A croire qu’il est déjà trop tard.