Jacques Attali, qui sait tout de l’avenir (ses livres sont écrits, si l’on peut dire, au futur impératif, mais les faits n’obéissent pas toujours) n’avait pas prévu qu’une loi sur la fin de vie pût présenter autant d’inconvénients que celle adoptée par l’Assemblée au nom d’« intentions humanistes… louables ». « Il est à craindre que le texte n’aggrave le sort des plus fragiles », écrivait-il dans Les Echos jeudi dernier, refusant de « prendre parti en faveur du texte que vient de voter l’Assemblée ». Ce n’est pas l’interdit fondateur de mettre fin à la vie humaine innocente, par le suicide ou le meurtre, qui agite l’expert en tout, ce sont ses dérives prévisibles ainsi présentées à partir de l’exemple d’autres pays où l’euthanasie est légale :
« Cette faculté semble être utilisée en ce moment surtout par les gens qui sont les plus pauvres et les plus fragiles. »
Autrement dit, c’est une loi qui vise à éliminer les petites gens inutiles, c’est une loi de domination de classe, une loi à dénoncer au titre de la lutte contre l’oppression, une loi à combattre au moyen d’une dialectique parfaitement huilée.
Jacques Attali s’oppose à l’euthanasie pour les pauvres
Dans le camp des opposants sincères à l’euthanasie, dont Jacques Attali ne fait pas partie (ne dit-il pas que « rien ne serait plus naturel que de permettre à chacun, en toute liberté, de mettre fin à sa vie comme il l’entend, et d’y être accompagné, s’il ne sait ou ne peut le faire lui-même, d’une manière douce » ?), on a adopté des arguments similaires. Pensant, sans doute, qu’ils allaient émouvoir tout ce qui est à gauche, et élargir ainsi la « base » de ceux qui diront non à cette nouvelle transgression radicale qui transforme les soignants en tueurs légitimés par l’Etat.
Par exemple, Le nouveau Présent a republié un long article de la revue bimestrielle Zentromag dirigée par Xavier Eman, identitaire et de « nouvelle droite », c’est-à-dire militant de fait pour le socialisme et même « l’écologie radicale ». Sous le titre « Le véritable visage de l’euthanasie », cette réflexion dénonce la « culture de mort » en expliquant que dans les faits, « l’euthanasie est marquée par les inégalités sociales », une manière de « proposer la mort » aux pauvres qui ne produisent plus, « ou plus exactement de les inciter à consentir à leur mise à mort ».
C’est, toutes proportions gardées (car on y évoque tout de même l’interdit de tuer), la même approche que celle d’Attali, qui rappelle les facilités qu’ont les « riches » à se faire bien soigner et accompagner en fin de vie : « Au contraire, quand on est pauvre, plus encore quand on est pauvre et seul, et en particulier quand on n’a pas à proximité de chez soi un centre bien équipé pour assurer des soins palliatifs de qualité, on peut vouloir en finir au plus vite. »
La dialectique de la lutte des classes ne suffit pas
Les deux camps se rejoignent ainsi : c’est le « coût social » de l’individu (comme le dit Attali, qui prend de l’âge), qui serait le véritable moteur de la nouvelle loi dont le principal tort serait d’« aggraver le sort des plus fragiles », comme le dit encore Attali, d’être « un calcul économique, le moyen le plus efficace de traiter le problème du vieillissement de la population, du coût de la santé publique et des retraites », comme le dit Zentromag. Qui ajoute : « L’euthanasie est marquée par les inégalités sociales. Ce sont les pauvres qui sont abîmés par des métiers pénibles et des conditions de vie dégradées, qui vivent dans des déserts médicaux et n’ont pas les moyens de payer la belle maison de retraite ni la bonne clinique privée. L’euthanasie c’est pour les pauvres : ceux qui ont une vie de chien finiront piqués comme des chiens. Etre favorable à l’euthanasie, c’est en réalité être favorable à l’euthanasie des pauvres… Il y a donc dans l’euthanasie une bascule anthropologique majeure. Désormais, il y a “les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien.” »
Certes, il y a du vrai dans ce qui est dit au sujet des pauvres dont la fin de vie coûte cher. La finalité économique de l’euthanasie existe bel et bien… Mais sans doute est-il aussi économiquement plus intéressant d’éliminer un « riche » à la retraite dorée – autant de versements évités – et au patrimoine lourdement imposable en droits de succession, que de piquer un handicapé mental sans moyens…
L’euthanasie ? D’abord une révolte contre Dieu
L’autre aspect de la question est constitué par le fait que toute loi sur la fin de vie autorisant le suicide assisté ou l’euthanasie, ou les deux, en appelle toujours à l’« autonomie » du patient et à la validité de son « consentement ». Pour les pauvres, on vous dit que le « consentement » est en quelque sorte extorqué par l’Etat, ou par le « capital », ou pour servir l’intérêt des « riches », et que c’est grave. Comme si un consentement éclairé et librement donné, en dehors de toute pression, pouvait enlever à la mort choisie un peu ou beaucoup de sa malignité.
Or la gravité fondamentale de la transgression est ailleurs : elle est dans la révolte contre les droits de Dieu qui donne la vie – don inestimable – et la reprend, et qui a dit à l’humanité tout entière : « Tu ne tueras pas l’innocent. » Et qui a prononcé la condamnation de la faute originelle, à la racine de toutes nos souffrances d’homme.
Tant qu’on refuse de l’affirmer clairement, avant et au-dessus de toute autre critique, on reste dans le domaine de la dialectique.