Péguy accaparé

Charles Peguy accapare Entre ciel et terre
 
Jamais l’on a autant glosé sur l’œuvre et sur l’homme – qui ne font qu’un. On tire Péguy à soi, comme une couverture. Péguy qui cheminait seul, qui avait fini par se fâcher avec une grande partie de ses amis, qui s’était aliéné la gauche parlementaire et refusait de pactiser avec la droite maurrassienne, Péguy est devenu malgré lui le compagnon de route de tout à chacun, « l’aide-pensée » de tous. L’écart prête à sourire.
 

« Le dernier des prophètes du XIXe siècle » (J.L. Vieillard-Baron)

 
Péguy n’avait pas choisi de camp, hormis le sien. Le collectif Charles Péguy des « Cahiers du Cerf » dirigé par Camille Riquier et publié en mai dernier, s’arcboute sur sa philosophie, « le seul métier qu’il ait revendiqué » dit la préface. Posture de choix face à ce monde moderne qu’il vilipendait, cet « universel désastre » où l’homme prétend recréer alors qu’il épuise et vide de sens tout ce qui l’entoure, subordonnant le spirituel au temporel, sans aucun respect de la réalité souveraine et de l’héritage des hommes. « Ce siècle qui se dit athée ne l’est point. Il est autothée, ce qui est un bien joli mot, et bien de son temps. Il s’est littéralement fait son propre Dieu, et sur ce point il a une croyance ferme » écrit-il dans Un poète l’a dit.
 
Au moins était-il dreyfusard, objecteront certains de ses nouveaux laudateurs ? Non, dreyfusiste – mystique – repoussant dans une cruelle désillusion la récupération socialiste qui avait adjoint à ce combat d’un autre ordre son anticléricalisme militant, « le combisme ». La mystique, seule vérité du monde, s’oppose décidément à la politique et à ses manœuvres bassement temporelles. Péguy veut la probité, la fidélité à l’héritage historique et intellectuel. Cet ancien socialiste forcené, admirateur de Jaurès, a plutôt « trahi la cause » en baignant dans ce nationalisme droitier…
 

Une inquiétude qui touche à la rébellion ?

 
Péguy est toujours à l’écart. Il l’est aussi dans le domaine de la Foi qui traverse son œuvre avec ses fulgurances, mais aussi ses incompréhensions, ses lacunes. Le poète en est resté à l’inquiétude du Christ au jardin de Gethsémani. Son ami Maritain, jeune converti, écrivait dans son journal en avril 1910 :« en même temps que Péguy s’approche de l’Église, en même temps il semble devenir hérétique de cœur ». Pour Damien Le Guay, les restes de son anticléricalisme natif se sont dirigés « contre la sclérose scolastique et une certaine déviance cléricale », ce « parti dévot » qui, à ses yeux, méconnaît le siècle, méprise la grâce et dédaigne les païens.
 
Péguy n’admet pas de joug à sa Foi. C’est ainsi que certains l’ont dit « précurseur de Vatican II ». Parce qu’il se disait de la « paroisse invisible ». Parce qu’il estimait que « la carte de du catholicisme, de l’Église ne recouvre pas la carte des créatures graciées. » Parce qu’il aurait voulu rétablir la Grâce dans la Nature, en dépit des traditions thomistes, « retrouver la communion des saints sans passer par les sacrements » écrivait le Père Congar… Mais Péguy avait-il achevé cette magnifique « intuition » du catholicisme ? Lui qui s’attachait comme personne aux pèlerinages, au culte des saints, aux fêtes du calendrier liturgique, n’avait pas tout pris de l’héritage catholique. La balle qui le faucha sur le front, ce 5 septembre 1914, brisait aussi un cheminement spirituel.
 

Charles Péguy : une « fidélité chrétienne d’athée » (Anthony Feneuil)

 
Son œuvre reste « au porche de l’Église », de cette vénérable institution dont il se disait le « grand fils demi-rebelle, entièrement docile ». Assumant ce paradoxe non surmonté à travers l’Espérance, « cette petite fille de rien du tout », « cette petite fille qui traversera les mondes »… A tout prix, en dépit du monde et en dépit de lui-même, il lui emboîte le pas. Ultime secours, dernière certitude, l’Espérance devient une « vertu contre les autres ». Jusqu’au bout, l’incomplète adhésion de Péguy affichera cette étonnante mais exemplaire fidélité.
 

Entre ciel et terre : Péguy, un livre très personnel

 
L’acteur Michael Lonsdale, dans un joli livre très personnel, Entre ciel et terre : Péguy – qui annonce d’ailleurs un futur spectacle – voit ainsi dans l’œuvre de Péguy une réelle « forme d’apostolat ». Il y célèbre avec beaucoup de conviction et une grande reconnaissance, le poète soldat, le poète de l’espérance, le poète artisan et le poète pèlerin. En y mêlant les bribes de sa propre conversion, un certain dimanche de 1987. A ce « chercheur de vérité », il clame un beau « merci, Monsieur Péguy ! ». Saluons aussi cette force d’âme qui manque tant au monde sans céder à la tentation – moderne ! – d’en faire un docteur en théologie…
 
Marie Piloquet
Charles Péguy, Camille Riquier (dir.), Éditions du Cerf, « Les Cahiers du Cerf », 300 p., 29 €
Entre ciel et terre : Péguy, Michael Lonsdale, Editions du Cerf, 144 p., 19 €