On le considère comme le « père » de la théologie de la libération ; Le Monde, auquel le gauchisme de ce prêtre péruvien devenu dominicain sur le tard va comme un gant, a consacré une nécrologie élogieuse à Gustavo Gutiérrez, mort à Lima le 22 octobre dernier à 96 ans. Il « comptait parmi les prêtres qui dénonçaient les injustices et les inégalités du sous-continent américain », souligne l’article, ajoutant : « Il écrivit le premier grand traité sur le sujet dans un livre, Théologie de la libération. Perspectives, paru en 1972 et traduit dans le monde entier. » Toute aussi attendue, finalement, aura été l’éloge ému rendu par vidéo par le pape François à celui auquel il attribue « tant de fruits apostoliques et tant de théologie riche ». Il demande que « nous priions tous ensemble pour lui ; qu’il repose en paix », avec un rare geste de bénédiction.
Prier pour l’âme d’un défunt, il n’y a rien de plus traditionnel. La mort du P. Gutiérrez, qui a également suscité un hommage appuyé enregistré par le cardinal Gerhard Müller lors d’un court entretien avec VaticanNews, a eu cet effet qui ne fait pas oublier, pour autant, le caractère proprement révolutionnaire de son œuvre. En promouvant dans l’Eglise « l’option préférentielle pour les pauvres », il a posé les fondations d’une théologie centrée sur le « social », qui se pose en ennemi de l’ordre social et économique en vigueur, et qui s’accommode d’une forme de lutte des classes.
Gustavo Gutiérrez, au carrefour du modernisme et du marxisme
C’est la rencontre du modernisme et du marxisme. Côté théologiens, ce Péruvien formé en Europe a eu pour maîtres à penser ou penseurs de prédilection Henri de Lubac, le Père (devenu cardinal) Yves Congar, Marie-Dominique Chenu, Christian Duquoc (celui qui critiquait une Eglise « crispée ») ; mais aussi Schillebeeckx, Karl Rahner ou Hans Kung. Il fréquentait les réunions avec les représentants de la gauche révolutionnaire socialiste, avec d’autres prêtres contestataires. Et s’il se soumit lentement à Rome lorsque le futur Benoît XVI s’en prenait à la théologie de la libération, avec sa focalisation sur le « développement » et la « libération » soutenus par des liturgies ad hoc, oubliant la primauté de Dieu et la tâche principale de l’Eglise qui est de conduire les âmes au salut, il était toujours proche des théologiens du peuple – l’avatar argentin du libérationnisme – dont le principal représentant est aujourd’hui le pape François lui-même.
Dans La Conquête du Pouvoir qui analyse la pensée et l’accession au siège de Pierre du pape François, Jean-Pierre Moreau évoque longuement ce P. Gutiérrez qui a joué un rôle intellectuel important dans l’ascension de Jorge Bergoglio, rappelant par exemple que pour Gutiérrez, il faut utiliser le « savoir sociologique de l’analyse marxiste pour interpréter théologiquement la réalité » ; le sujet de ce courant « est le peuple pauvre en tant que classe incarnée et le peuple qui incarne la classe prolétarienne, et l’agent, ce sont les communautés de base en tant que secteurs chrétiens conscientisés ». Un vocabulaire qui ne trompe pas.
Gustavo Gutiérrez est mort, François rend hommage à un inspirateur
Gutiérrez avait pour ami et compagnon de combat idéologique l’un des principaux théoriciens de cette théologie du peuple, Lucio Gera, professeur de théologie du jeune Bergoglio. Ce dernier fit enterrer Gera dans la cathédrale de Buenos Aires. C’est un même monde. D’ailleurs, le 5 octobre 2019, François recevait officiellement à Rome Gustavo Gutiérrez avec quelques autres représentants de cette théologie marquée de politique, de confusion entre spirituel et temporel ; comme les jésuites Juan Carlos Scannone et Jon Sobrino.
Le cardinal Ratzinger, à la tête de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, écrivait au sujet des théologies sud-américaines et spécialement la théologie de la libération : « Certes, on conserve la littéralité des formules de la foi, et notamment celle de Chalcédoine, mais on leur attribue une signification nouvelle, qui est une négation de la foi de l’Eglise. D’un côté on rejette la doctrine christologique portée par la Tradition, au nom du critère de classe ; d’un autre, on prétend rejoindre le “Jésus de l’histoire” à partir de l’expérience révolutionnaire de la lutte des pauvres pour leur libération. » Sans donner de noms. Mais Gutiérrez était visé, et il devait être invité par la suite à modifier certains de ses enseignements, ce qu’il fait en 2004 – pour mieux accompagner et conseiller un congrès des théologiens de la libération en octobre 2012 où Leonardo Boff faisait le lien entre « théologie de la libération et préoccupation écologique ».
Bref, il y a un lien fort entre la pensée de Gutiérrez et celle du programme du pape François dont le récent synode sur la synodalité est un point d’orgue, et il se lit dans l’émotion du pape à la nouvelle de la mort du théologien péruvien qui d’ailleurs, à l’arrivée de Bergoglio au pontificat et à l’annonce de son programme assurait qu’il n’y aurait « pas de retour en arrière ».