Le déjeuner entre François Fillon et Jean-Pierre Jouyet, secrétaire général de l’Elysée, révèle à la fois la division de tous les partis et leur interconnexion qui leur permet de gouverner sans le peuple. UMP, PS, FN, ne sont que des machines à mettre quelqu’un au pouvoir, des UMC, unions pour la majorité d’un candidat. Plus qu’un scandale d’Etat, c’est l’affaire du système dans son ensemble.
Le 24 juin 2013, déjeunaient dans un cabinet privé au pavillon Ledoyen, à une portée de flèche de l’Elysée, trois hommes politiques d’une certaine importance qui se connaissaient bien, ce que l’on appelle trois grands commis de l’Etat. Inutile de présenter François Fillon, premier ministre de Nicolas Sarkozy de 2007 à 2012, ancien candidat à la présidence de l’UMP, aujourd’hui candidat à la primaire présidentielle. Il était accompagné d’Antoine Gosset-Grainville, inspecteur des finances, qui fut son directeur de cabinet adjoint à l’Hôtel Matignon. En face d’eux l’actuel secrétaire général de l’Elysée (le bras droit de François Hollande), Jean Pierre Jouyet. Il connaît bien Fillon. Il fut en 2007 son secrétaire d’Etat auprès du ministre des Affaires étrangères et européenne Bernard Kouchner, symbole du rapprochement droite gauche dans une politique proaméricaine et mondialiste. Il connaît encore mieux Antoine Gosset-Grainville. En effet, celui-ci a quitté Matignon en 2010 pour la Caisse des dépôts et consignations : nommé directeur adjoint, il assurera en 2012, la direction par intérim à la demande de Nicolas Sarkozy, pour que Jean Pierre Jouyet, lui aussi inspecteur des finances, puisse en prendre la direction générale à sa suite. Les deux hommes sont devenus amis. Il n’y a que des amis dans cette magouille, même si Fillon et Sarkozy ne sont pas énarques.
Jouyet, parfait produit du système
Avant de tenter de préciser ce qui s’est passé chez Ledoyen, examinons de plus près la personnalité de Jean-Pierre Jouyet. C’est une grosse tête de l’inspection des finances qui a partagé sa carrière entre le privé et le public, entre la gauche, la droite et le centre. Il fut au cabinet de Roger Fauroux à l’industrie, de Jacques Delors à Bruxelles et de Jospin à Matignon. Il a travaillé dans un gros cabinet d’avocats. Il fut directeur du trésor, ambassadeur chargé des questions économiques et sociales, président de Barclays France, chef du service de l’inspection des finances. Il a lancé l’appel des Gracques, demandant une alliance PS-UDF pour la campagne présidentielle de 2007. Il a été nommé par Sarkozy à la tête de l’Autorité des marchés financiers en décembre 2010, et préparé la loi du 22 octobre 2010 sur la régulation bancaire et financière. En juillet 2012, il était nommé directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, et président de la Banque publique d’investissement le 17 octobre suivant. Enfin, le 9 avril 2014, il remplaçait Pierre-René Lamas au secrétariat général de l’Elysée.
Ce technocrate consensuel, social-démocrate et européen proclamé, est en même temps, de l’avis de tous ses collègues, un gaffeur qui « ne maîtrise pas sa parole ». Et « François Hollande le sait », ajoute un proche du président. Il a par exemple annoncé lui-même avant le temps la nomination de Jean Marc Ayrault à Matignon, ou parlé de « canard boiteux » à propos du site Arcelor Mittal de Florange. Une question en passant : si tout cela est vrai, pourquoi le président de la République a-t-il nommé au poste de secrétaire général de l’Elysée, délicat entre tous, un tel « profil » ?
PS contre UMP ? La grosse blague !
Mettons-nous maintenant à table chez Ledoyen. Qui est à l’origine du déjeuner ? Fillon, par l’intermédiaire d’Antoine Gosset-Grainville, prétend Jouyet. Jouyet, rétorquent Fillon et Gosset-Grainville. Normal. Maintenant que la chose a été ébruitée et que le scandale a éclaté, personne ne désire en avoir pris l’initiative. Ce sont deux journalistes du Monde, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, qui l’ont provoqué par leur livre Sarkozy m’a tuer. On y lit que, selon Jouyet, Fillon lui aurait demandé que l’Elysée hâte la procédure judiciaire dans l’affaire Bygmalion et le remboursement par l’UMP des pénalités dues par le candidat Sarkozy pour ses dépassements de campagne en 2012. Il lui aurait demandé de « taper », afin de lui « casser les pattes » de sorte qu’il ne puisse pas « revenir ». Aussitôt, les trois hommes se sont retrouvés dans le déni. Fillon et Gosset-Grainville ont démenti l’ensemble des propos, et Jouyet avoir jamais dit rien de tel à Lhomme et Davet. Sans s’émouvoir, ceux-ci ont affirmé qu’ils détenaient des bandes enregistrées de la conversation et proposé de les mettre à la disposition de la justice. Aussitôt, Jouyet, sacrifiant ses amis Fillon et Gosset Grainville, faisait demi-tour et admettait que l’ancien premier ministre avait bien évoqué l’affaire Bygmalion lors du déjeuner incriminé.
Qui ment ? Jouyet, affirme Fillon et presque toute la droite avec lui. L’ancien premier ministre a menacé de porter plainte, et ses amis exigent la démission du secrétaire général de l’Elysée, d’autres allant jusqu’à demander celle de son ami François Hollande, englué dans la même « culture de mensonge ». Et de hurler au scandale d’Etat ! C’est très exagéré. Le chef de l’Etat a péché par amateurisme, comme d’habitude, en nommant à un poste sensible un homme de cabinet bavard, qui a laissé mettre sur la place publique une des innombrables rencontres de connivence qui se font à Paris dans la république des camarades, mais nulle autre faute n’est pour l’instant établi. Il est établi que Jouyet, en se prenant les pieds dans son démenti sans même vérifier qu’il n’était pas enregistré (c’est une manie chez les hommes politiques d’aujourd’hui, ils sont d’une étonnante naïveté), a menti. Mais sur le fond ? Quel intérêt avait-il à inventer les propos de Fillon ? Un complot contre celui-ci ? Contre l’UMP ? C’est ce que crie la droite, mais qui y croirait, étant donné la position inexpugnable des accusateurs du Monde ? Pour Emmanuel Macron, « Jouyet n’est pas un homme qui ment ». On peut certes remarquer que lui et Jouyet sont de la même coterie sociale-libérale, mais la secrétaire nationale du PS Marie Pierre de la Gontrie, proche de Martine Aubry, qui ne les porte pas dans son cœur, s’est écriée : « Vue l’habileté du gars, m’est avis que ça va pas être facile de faire passer Jouyet pour Franck Underwood. » Traduction pour les non-initiés : Frank Underwood est un brillant manipulateur, dans la série politique House of Cards. En d’autres termes, Jouyet est un balourd.
Et si Fillon avait menti dans l’affaire ?
Le plus crédible dans l’affaire est qu’il en soit la victime. Une hypothèse à ne pas écarter serait que ses amis Fillon et Gosset-Grainville aient tâté le terrain auprès de lui pour voir si l’Elysée était prêt à torpiller Sarkozy, qu’il se soit drapé dans la dignité de l’Etat pour refuser, et qu’il s’en soit vanté auprès des journalistes du Monde pour leur montrer que, sous Hollande, le politique n’intervient plus sur le judiciaire comme avant. Rien n’empêche donc que les deux parties mentent tour à tour. On notera à toutes fins utiles que Fillon a intérêt à la chute de Sarkozy, qu’il a manifesté son hostilité au remboursement des dépassements de campagne par l’UMP, que, dès qu’il fut nommé à la direction tripartite de l’UMP, les commissaires aux comptes de celle-ci ont porté plainte et lancé la procédure d’enquête, une semaine après le déjeuner chez Ledoyen. Deux questions se posent donc : Sarkozy est-il coupable, et Fillon tâche-t-il d’en profiter pour lui faire la peau ? La présomption d’innocence doit jouer en leur faveur, mais rien ne permet pour l’instant de répondre deux fois non avec certitude.
Ce qui s’exhale de ce marigot pas très ragoûtant, c’est l’image de partis où l’on ne partage pas les mêmes opinions mais dont on se sert, en tirant dans les pattes de ses camarades, pour obtenir des postes, qu’on se répartit par un jeu d’alternance, pour mener toujours la même politique peu ou prou, sous quelque étiquette qu’on choisisse.
Dans ce cadre, la notion de scandale d’Etat n’a aucun sens. On voit bien depuis des mois que le personnage de François Hollande et l’habit que doit endosser le président de la république n’ont pas la même taille, et que c’est l’occasion d’une campagne permanente non contre sa personne mais contre sa fonction. On entend, on lit, de plus en plus, qu’il concentre dans sa main des pouvoirs plus étendus que n’importe quel autre chef d’Etat, de Louis XIV à Barack Obama, et l’on suggère surtout que cela n’est plus adapté au monde d’aujourd’hui. S’il subsiste à l’assaut des réformes constitutionnelles internes et des empiètements extérieurs un vestige de la puissance régalienne et de l’indépendance nationale, c’est bien la présidence de la République : d’où l’intérêt du système de l’abaisser. On doit donc parler d’affaire de système : d’autant que ce sont bien des réseaux d’amitiés et d’intérêts transversaux, étrangers à toute légitimité démocratique, qui sont à l’œuvre.
Quand le FN rejoint l’UMC
Marine Le Pen a prétendu ironiser et rejeter dos à dos l’UMP et le PS. Sans doute a-t-elle raison, mais elle ne prend pas garde qu’elle les rejoint à mesure qu’elle se rapproche du pouvoir. Le FN à son tour devient une machine à gagner des places, aussi divisé que ses concurrents sur les questions qui touchent à la survie de la société française. Jusqu’à très récemment, ses convictions ne faisaient nul doute à personne sur, par exemple, la famille et la bioéthique, ou encore le rapport à l’immigration et à l’islam. L’affaire du mariage pour tous a révélé des failles profondes, et la récente conversion d’un jeune élu FN à l’islam a provoqué la colère et l’incompréhension de bien des militants et des électeurs à l’approche du prochain congrès du parti. La tentation de changer de nom prend tout naturellement les responsables de l’UMP et du FN. Elle épargne pour l’instant le PS qui devrait pourtant être le premier à s’y mettre : atomisé en tendances pas toujours lisibles, soutenant un gouvernement qui mène une politique antipopulaire, il ne peut plus prétendre représenter l’espérance sociale qu’il a portée longtemps malgré ses erreurs et son utopie mortelle. L’UMP qui se déchire non seulement sur le programme, mais entre trois hommes dont deux ont déjà présidé le parti, ne saurait plus se nommer Union de la majorité présidentielle, mais tout au plus Union pour la majorité d’un candidat (UMC). C’est aussi ce qu’est devenu le FN, qui n’est plus un front très uni et qui n’est plus très ferme sur sa définition de la nation. Il devient lui aussi une union pour le marchepied d’une candidate : UMPC. Et tant pis pour la France, que ses prétendues élites, complices dans le catch à quatre, abaissent chaque jour un peu plus devant le rouleau compresseur mondialiste.