C’est le premier ouvrage qui ne soit pas réservé aux spécialistes. Anne Bernet s’attaque aux forts – mais pas plus qu’elle –, les gladiateurs de la Rome antique. Et on la suit bien volontiers sur le sable rougi des arènes, parfois même constellé de poussière de jade aux couleurs de César… De ce phénomène des gladiateurs, inscrit aux cœur des jeux romains, elle raconte la naissance et l’évolution, depuis son intronisation officielle à Rome en -264 jusqu’à sa suppression en 438, par l’empereur Valentinien III – la nouvelle conception chrétienne de l’homme l’emporte alors. C’est un remarquable portrait de la gladiature, c’est un autre, plus fascinant encore, de ses adeptes… « Dans sa cruauté et son horreur, elle n’est pas seulement le reflet du monde romain antique, mais un miroir ténébreux proposé à chacun d’entre nous. »
« Jugula ! », « égorge ! » hurlait Rome
Les combats de gladiateurs qui n’avaient à leurs débuts qu’un caractère funéraire, devinrent rapidement « le grand spectacle de la mort donnée pour le seul plaisir du public dans un cadre légal. » « Munus », cadeau systématique fait au peuple pour les obsèques d’un patricien, il se meut en arme électorale puis politique. Prisonniers de guerre, condamnés par la justice, esclaves ou de naissance libre, les gladiateurs, aux pseudonymes éloquents, ne franchissent guère le seuil des trente ans. Plongés dans l’univers des lanistes, gens infréquentable, entourés de maîtres d’armes et de diététiciens, ils ne valent que par l’argent de leur victoire et leur attrait populaire. Chacun selon son armatura, du rétiaire, gladiateur sans casque, vêtu seulement d’un pagne, au crupelarius, cuirassé de la tête aux pieds…
Dans ces cirques qu’élève la République, puis l’Empire, se déroulent des jeux de plus en plus fournis, de plus en plus étudiés pour galvaniser des foules devenues exigeantes. Boutiques et lupanars s’installent à proximité. L’orchestre de l’amphithéâtre accompagne les combats d’une musique forte et obsédante – toute ressemblance avec le monde moderne est exclue… Lybycae et Africanae (ferae : bêtes sauvages) envahissent les arènes, objets de grandes chasses quand elles n’en sont pas les sujets contre des Chrétiens ou des prisonniers. L’accident tragique est devenu le choix du public : le risque de mort atteint les 50% aux derniers temps de la gladiature.
« Miroir ténébreux » et « voyeurisme de masse » (Anne Bernet)
Anne Bernet parle d’une « drogue » – même Alypius, ce jeune Chrétien qu’évoque Saint Augustin, se trouva pris au piège et « but à longs traits la férocité »… Elle révèle cette « part obscure » de l’homme, dans le plaisir qu’il démontre à « regarder mourir autrui », dans ce voyeurisme morbide qui le pousse à aller assister, frémissant, à l’ultime repas des gladiateurs. Mais elle dénonce également la crue réalité de ce monde païen où l’humanité n’était pas octroyée à tous les hommes…
« La réalité sociale, morale, de l’antiquité romaine se situe là, en ces lieux de plaisir où des hommes meurent pour en amuser d’autres ; plus peut-être qu’au Sénat et au Palatin. » Toute vie humaine n’est pas sacrée pour un Romain. Et la compassion, synonyme, alors, de faiblesse. Les gladiateurs eux-mêmes, pourtant frappés à jamais d’infamie, se pliaient à leur statut, raccrochant leur dignité au seul courage face à la mort. Et pourtant l’horreur s’étalait. Et Rome exporta ce modèle de décadence à travers tout l’Empire – la Judée seule y résista. Jusqu’à ce que le christianisme et ses premiers empereurs romains changent peu à peu les mentalités. Anne Bernet termine sur le cri de St Grégoire de Nysse : « Vous qui êtes humains, comment osez-vous vous prétendre les maîtres d’un humain ?! »
Marie Piloquet
• Histoire des gladiateurs : Anne Bernet, éditions Taillandier, collection Texto, 369 p.