Noé : après moi le Déluge ?
RITV Texte

Noé
 

Darren Aronofsky avec Russel Crowe dans le rôle-titre signe un film fleuve, tantôt charriant images et effets spéciaux, tantôt d’un calme plat. Une interprétation talmudique de la Genèse, complétée de légendes juives, qui s’adapte bien aux habitudes mentales du jeune public. Et un personnage central doutant de la Providence et souhaitant la disparition de l’humanité. Un film judéo-païen ?
 
Panneaux quatre par trois, journaux, fenêtres virtuelles des sites internet, la publicité n’a oublié aucun moyen pour annoncer la projection massive de Noé en France. Avec cet effet obligatoire que les critiques se sont fait un devoir de dire le plus grand mal du film (puisqu’il s’agit de cinéma « populaire »), sur le plan artistique. Sans oublier d’en rajouter dans la détestation d’un héros biblique et de soupçonner le film de propagande chrétienne. Ces oukases de penseurs référents de gauche, par exemple au Nouvel Observateur, ou des chrétiens progressistes hurlant au fondamentalisme, ne peuvent que rendre le film a priori sympathique au chrétien ; s’« ils » ont détesté, ce devrait être bon.
Toutefois, des journalistes authentiquement catholiques ont dit aussi beaucoup de mal de Noé. L’œuvre est en effet des plus discutables. Essayons d’en mesurer toutes les dimensions. Il ne s’agit pas d’une Bible en images à usage de la famille avec un gentil patriarche barbu qui organise un zoo flottant. Cela a été fait des dizaines voire des centaines de fois par le cinéma américain, par Hollywood et par les nombreuses dénominations religieuses chrétiennes de là-bas. Elles invitent tout au plus à se poser des questions du type : Noé n’aurait-il pas mieux fait d’écouter Madame Noé et de jeter les casiers contenant les araignées et les moustiques par-dessus bord ? La vie humaine en aurait été facilitée. Ici, le réalisateur, Darren Aronofsky ne propose ni une énième nunucherie pieuse –les bons sentiments font rarement de grands films -, ni non plus une version superficielle de l’histoire de Noé, paraphrasant la Bible, et exactement calquée sur l’esthétique du Seigneur des Anneaux ou des Transformers.
 

Sous les effets spéciaux, la philosophie de Noé

Reconnaissons donc l’ambition du réalisateur, qui loin de donner simplement une version semi-horrifique du spectacle biblique familial traditionnel, ose poser de vraies questions, écrire des dialogues quasi-philosophiques sur Dieu, le Mal, l’Homme, la place de l’Homme sur Terre, la Providence – ou son absence -, le Prophète et sa Mission… Le dossier de presse pour la France, pays sceptique depuis Voltaire, comprend des propos réduisant l’œuvre à une illustration d’une « mythologie chrétienne », rapprochée explicitement des mythologies grecques, nordiques, ou de Tolkien, objet de films récents et bien connus des amateurs. Le film s’avère en fait beaucoup plus profond, et en un sens redoutable pour le spectateur attentif.
Un mot de l’esthétique qui mêle le fantastique à une iconographie des plus traditionnelles, comme la paisible montée des couples d’animaux dans l’Arche. Les deux éléments se combinent dans une sorte de merveilleux biblique, avec les pouvoirs de la graine d’arbre du paradis, ou le génie thaumaturgique de Mathusalem, qui abonde dans le premier tiers du film, avant le traitement réaliste, sinon horrifique de la noyade collective. Le film souffre hélas d’une longueur excessive, reprise d’une tradition hollywoodienne de péplum biblique, et d’un manque de rythme dans le troisième tiers de l’œuvre. Avec des coupes massives sur la fin, un bon montage, le film, réduit d’une demie heure aurait été plus réussi. Les acteurs, dont certains très connus, talentueux, Russel Crowe (Noé), Jennifer Connely, Emma Watson, Anthony Hopkins, connaissent leur métier, jouent plutôt bien. Emma Watson émeut particulièrement en jeune femme amoureuse de Sem, fils de Noé, puis mère. A notre époque, pour une jeune femme, aimer un homme, un seul, l’épouser, faire des enfants, tient presque du militantisme réactionnaire.
 

Difficultés profondes

Toutefois, les véritables difficultés qui frappent le spectateur catholique sont d’ordre religieux. Elles proviennent des réflexions proposées par l’œuvre, qui vont toutes dans un sens autre que la doctrine de l’Eglise. Des versets bibliques sont parfois obscurs, il faut bien l’avouer, en particulier dans les célèbres onze premiers chapitres de la Genèse, dont les VI à IX concernant le Déluge. Se distinguent ceux concernant les « géants » (Néphilim), ou les simples noms, mentionnés, comme Tubal-Caïn… Dans le film, ils sont complétés par des légendes juives, certaines antiques, d’autres médiévales. Les géants seraient, suivant une étymologie hébraïque fort discutable et discutée, même entre rabbins, des êtres célestes tombés du ciel, incarnés dans la matière. Il existe d’autres hypothèses concurrentes. Un contresens, fréquent chez beaucoup de critiques catholiques bien intentionnés, a vu en eux des démons, qui auraient été réconciliés avec Dieu à la fin de leurs épreuves sur Terre, sur le mode de l’apocatastase d’Origène, hérésie grave condamnée par l’Eglise ; il s’agit ici de créatures antédiluviennes non-identifiées clairement. D’autres théologiens catholiques voient en ces géants des hommes de grande taille, sans autre particularité. Mais il est évidemment plus spectaculaire d’en faire des monstres, des sortes de rochers à forme humaine gigantesque et difforme, pour le cinéma. Tubal-Caïn serait l’inventeur de la métallurgie ; il est aussi célébré par les francs-maçons comme un de leurs maîtres symboliques les plus anciens, d’avant le Déluge ; le film le promeut roi. Il reprend aussi des légendes juives opposant les fils de Seth (dont la famille de Noé) végétariens au reste de l’humanité, issue du fratricide Caïn. Ces Caïnites sont carnivores, voire au besoin cannibales (sans que rien n’en soit montré, heureusement). Elles recoupent les thèmes contemporains du végétalisme, ou une forme d’écologisme hostiles aux ravages causés par l’homme à l’environnement, comme si le New Age trouvait ici un fondement très ancien. Le réalisateur joue habilement sur l’intégration du légendaire parabiblique dans la nouvelle mythologie contemporaine. Loin de constituer une stupidité à la mode, l’effet-miroir dénote au contraire une intelligence remarquable.
 

Le Talmud au service de la modernité

L’approche typiquement juive, dans la tradition talmudique, pousse à l’interrogation permanente des épisodes bibliques : pourquoi le Déluge ? Pourquoi tant d’hommes innocents succombent avec les coupables ? Pourquoi cette dureté apparente de la Providence ? Chaque personnage s’interroge, y compris sur lui-même : le Noé du film doute de sa mission, son inspiration céleste, sa connaissance du plan divin… Si ce Noé n’inspire aucune sympathie, est-il pour autant stricto sensu blasphématoire pour le catholique ? La réponse n’est pas pleinement évidente. De Noé, la Bible dit peu de choses, L’épisode peu édifiant de l’ivresse, postérieur au Déluge, est tiré des Ecritures. C’est le personnage de prophète ébranlé, aux tentations meurtrières qui ne trouve aucune source scripturaire chrétienne. Et le réalisateur tombe dans l’excès avec un Noé sur son Arche pris de la conviction de devoir parachever le travail divin en provoquant l’extermination à terme de l’humanité, en tuant ses propres petites-filles ; le thème paraîtrait déjà outré dans le traitement du caractère d’un mollah taliban…
Cette conception de Noé est juive. Tout homme, même le patriarche, dans le judaïsme, est sujet aux doutes, aux tentations les plus atroces. Certes, certains courants juifs ultra-orthodoxes, très minoritaires, ont hurlé avec les fondamentalistes chrétiens ou musulmans au blasphème, mais ce Noé se situe dans le courant principal du judaïsme. Le « bon » Noé serait-il véritablement meilleur que le « mauvais » Tubal-Caïn ? Ce dernier, tyran meurtrier, s’avère soucieux d’assurer le salut de son peuple, du moins d’une partie, face au Déluge, tandis que Noé souhaite la disparition de l’humanité ; le film pose cette question, sans y répondre de manière évidente. Les tirades de Tubal-Caïn sur l’homme seul maître de son destin, pénibles au croyant, sonnent presque plus juste que celles de Noé tenté de se prendre pour le vicaire de l’Eternel sur Terre, et collaborateur actif de la disparition de l’Homme.
La dureté du Déluge est montrée. Les noyades massives d’hommes et de femmes luttant pour leur survie sont mises en images dans leur horreur. Ils frappent contre les parois de l’Arche juste après la submersion, et Noé refuse de venir au secours de ces malheureux, en lançant des cordes, pas même à quelques femmes ou enfants… Le réalisateur atteint en ces scènes terribles la puissance d’évocation des meilleurs tableaux sur le thème du Caravage ou de Poussin.
Quel est le sens du Déluge ? Il échappe à Noé, puisque l’humanité survit, à travers sa famille… A quoi bon ? Là encore, le spectateur retrouve l’interrogation permanente talmudique. Le chrétien peut certes s’interroger aussi, dans les limites fixées par Humani Generis, encyclique de 1950 du pape Pie XII, sur l’épisode du Déluge, sur une voie étroite entre un littéralisme problématique, et un scepticisme événementiel total trop facile – et combattu par l’enseignement de l’Eglise.
Le film pourrait s’avérer d’autant plus dangereux qu’au fond il se tient ; Noé, sa famille, agissent de façon cohérente, malgré une monstruosité latente, en particulier chez le patriarche. La lettre des Ecritures reste globalement respectée, des mécanismes du Déluge aux personnages et leurs caractères, en particulier Cham le fils rebelle. Mais elle est « complétée », c’est-à-dire pervertie, par les légendes juives et l’interprétation talmudique, d’où ce caractère redoutable de l’œuvre. Il pourrait impressionner négativement des adolescents. Pour des adultes avertis, il permet une approche quasi-documentaire de la compréhension juive de Noé. Un film en dit plus long que de longues lectures sur une façon de voir qui n’est absolument pas la chrétienne.