Ces derniers mois, plusieurs pays ont fait un choix radical concernant l’usage des smartphones dans les enceintes des écoles. Eteints, donnés ou même laissés à la maison, les appareils connectés connaissent un nouveau sort – et surtout les enfants qui se trouvent arrachés, au moins temporairement, à cet esclavage technologique. Mais les méfaits que causent ces écrans ne font pas l’unanimité parmi les chercheurs, hormis dans leurs grands traits comme l’addiction ou la distraction. Pour la psychologue Jacqueline Nesi, les chiffres sont préoccupants et il faut des limites. Le célèbre universitaire Jonathan Haidtn, dont le best-seller Génération anxieuse vient tout juste de sortir en France (nous lui avions consacré un article en juin dernier), va plus loin et parle de santé mentale réellement rendue déficiente.
Autant d’arguments justes qu’il est fort heureux de voir advenir, après une grosse décennie d’expérience volcanique (les adolescents n’ont vraiment commencé à utiliser des smartphones que dans les années 2012-2013). Mais s’ils sont vrais, ils ne sont pas suffisants et élaguent la raison éminemment supérieure pour laquelle les smartphones devraient être totalement interdits aux enfants et aux adolescents. Des réseaux sociaux à la pornographie, elle est pourtant évidente : la raison morale.
Protéger les enfants de tous les pays : quand les écoles se rendent enfin compte
Au 1er janvier 2025, les élèves de toutes les écoles du Brésil ont dû revenir en cours sans leur joujou connecté. Et, au dire de certains professeurs, les cours de récréation ont retrouvé peu à peu une allure normale, avec des enfants qui jouent et qui se parlent, les yeux dans les yeux. La Nouvelle-Zélande a fait aussi ce pas en mai dernier. Les Etats-Unis en sont tout près. Et aujourd’hui, le Danemark, tout remué par les résultats d’une commission sur le bien-être des jeunes, s’est déclaré prêt à imposer par la loi une interdiction des smartphones à l’école jusqu’à l’âge de 16 ou 17 ans, y compris pendant les pauses et lors des activités périscolaires.
Selon le président de cette commission, c’est même l’ensemble du continent européen qui devrait mettre un terme à la numérisation de la vie des enfants, comme on peut le lire dans The Guardian. C’est « une façon de protéger l’enfance contre des technologies qui, comme il a été prouvé, nuisent à l’estime de soi et à l’attention de nombreux enfants ».
Parce qu’on a beau faire des interdictions administratives, rien ne survit au raz-de-marée. La commission a constaté que 94 % des jeunes au Danemark avaient un profil sur les réseaux sociaux avant l’âge de 13 ans – bien que ce soit l’âge minimum pour de nombreuses plateformes de réseaux sociaux – et que les jeunes de 9 à 14 ans passaient en moyenne trois heures par jour sur TikTok et YouTube.
Common Sense Media a publié, il y a quelques jours, ses dernières données sur l’utilisation des médias chez les enfants de 0 à 8 ans aux Etats-Unis : ils passent en moyenne 2 heures et 27 minutes devant un écran chaque jour, soit environ 1 heure en dessous de 2 ans et 3h28 pour les 5 ans et plus. 71 % des enfants de 12 ans ont un smartphone, 91 % à l’âge de 14 ans.
Interdire les smartphones aux moins de 14 ans ?
Face à des parents aussi démunis que des grenouilles devant une mare asséchée, les psychologues font ce qu’ils peuvent pour tempérer au mieux les angoisses des « darons », pour utiliser le langage des adolescents. Et tentent de leur donner, comme l’explique Jacqueline Nesi, professeur universitaire reconnu de psychologie, des clés d’ajustement.
Dans la revue Scientific American, elle a récemment eu l’occasion de résumer l’apport de ses recherches sur ce sujet auquel elle consacre nombre d’articles à travers son blog intitulé Technosapiens. Comme le note Karl D. Stephan sur le média en ligne Mercator, elle n’aboutit en réalité qu’à une succession de statistiques, certes intéressantes, pour aider les parents à « se sentir plus confiants » dans leur prise de décision… Une approche graduelle pourrait être la meilleure, suggère-t-elle, en passant d’un Ipad commun à un « neuf touches » puis à un smartphone… Pourquoi pas – mais encore ?
Son confrère Jonathan Haidt est plus sévère et appelle à « une interdiction des smartphones jusqu’à 14 ans » et à l’interdiction des réseaux sociaux aux moins de 16 ans. Parce qu’il établit un lien direct entre l’avènement des smartphones et les problèmes de santé mentale de toute la génération Z. Le taux des étudiants diagnostiqués ou traités pour une dépression en 2019 a, en effet, doublé en dix ans, tout comme les suicides chez les filles américaines entre 10 et 14 ans, depuis 2010. Son ouvrage, The Anxious Generation, paru en mars dernier outre Atlantique, s’est déjà vendu à plus d’un million d’exemplaires et figure dans la liste des best-sellers du New York Times – signe que tout le monde se trouve concerné.
Etre façonné à l’image du contenu des réseaux sociaux
Mais même Jonathan Haidt ne parle pas réellement de morale, encore qu’il frôle à plusieurs reprises le sujet en citant Epictète. Les psychologues tirent logiquement leurs arguments d’abord et avant tout de l’observation du réel couplée aux apports de la connaissance. Or, comme le dit l’article paru sur Mercator, la « science » (c’est-à-dire les scientifiques parlant en tant que scientifiques) ne peut pas nous dire ce qui est bien ou mal. Et c’est la faille, car lorsqu’on confie à une jeune intelligence un creuset de millions d’expériences potentielles où se côtoient le pire comme le meilleur, il y a réellement un problème de morale.
Sauf que c’est difficile à reconnaître dans une société où les notions de bien et de mal ont disparu. Et ce l’est encore plus à faire comprendre aux parents. Le Dr Nesi l’effleure pourtant lorsqu’elle note : « Les smartphones offrent un portail à portée de main vers tout ce qui se trouve sur Internet – y compris des choses dont nous préférerions qu’ils ne les voient pas. » Et si l’on se mettait à vouloir, au lieu de « préférer que ne pas » ? Vouloir ne proposer que le Bien ? Ce n’est jamais envisagé comme tel évidemment.
Ainsi que le constate Karl D. Stephan, « il ne faut surtout rien dire sur la moralité des pensées, des mots ou des actions, y compris le fait de donner un smartphone à un enfant de dix ans, ce que font apparemment quatre parents sur dix ».
Et pourtant, au-delà des cas d’intimidation et de harcèlement qui se terminent parfois par des suicides, au-delà de l’anxiété, de l’angoisse et de la dépression souvent engendrées par une exposition précoce, on voit comment les réseaux sociaux, le « scrolling » permanent (défilement de contenus continu), la (réelle) désinformation, la pornographie, façonnent à leur image ces esprits immatures, ces âmes encore impressionnables auxquelles toutes les armes pour se défendre n’ont pas été fournies.
Il faut le dire, et en tirer les leçons radicales. Il y a un jeune homme de 17 ans que je connais bien et qui attend son bac pour se frotter à son premier smartphone : le sport, la lecture et les amitiés occupent son temps. Il a préservé, au mieux, son enfance – et son âme.