Le grand remplacement de l’homme par l’IA a été ouvertement évoqué et souhaité par le chef adjoint de l’administration présidentielle de Vladimir Poutine, Maxime Orechkine, à l’occasion du symposium international « Inventer l’avenir » qui se tient du 4 au 6 novembre au nouveau Centre National Russie à Moscou. Devant une assemblée de plus de 3.000 scientifiques, philosophes, futuristes, auteurs de science-fiction, entrepreneurs et créateurs industriels de plus de 100 pays, l’ancien ministre de l’économie de Poutine a déclaré que l’intelligence artificielle pourrait aider la Russsie à accroître sa productivité… et surmonter les problèmes causés par le déclin démographique. En termes plus simples et plus directs, cela signifie : compenser le manque d’êtres humains en âge de travailler par des robots.
Est-il abusif de dire qu’il s’agit bel et bien de les remplacer ? La Russie fait partie des nombreux pays développés où les générations ne sont plus remplacées en raison d’une natalité qui se rétracte jusqu’à atteindre des niveaux catastrophiquement bas – il pourrait manquer 2,4 millions de travailleurs en Russie d’ici à 2030 – et l’option IA a tout pour séduire : l’intelligence artificielle ne prend ni vacances ni pauses-pipi ni arrêts maladie ; elle peut travailler 24 heures sur 24 et ne s’en plaindra même pas. Savoir si elle s’autonomisera jusqu’à prendre les rênes, c’est une autre histoire…
Remplacer l’homme par l’IA pour compenser le déficit démographique
En attendant, il faut bien observer que dans la majorité des pays, la natalité chute depuis des décennies alors que tout concourt contre la vie, depuis la contraception et l’avortement légal et la déliquescence du mariage jusqu’aux facteurs économiques et sociaux : pénurie et cherté des logements, difficulté de faire vivre une famille avec un seul salaire, obligation de fait pour les femmes de travailler pendant leurs années les plus fertiles, et l’effet de l’éducation poussée des femmes parmi lesquelles un certain nombre se détournent de la maternité. L’« éco-anxiété » répandue par les institutions et les médias est à ajouter au tableau.
Ainsi tout est déjà en place pour faciliter l’ouverture à l’IA, dont Orechkine confirme qu’elle a bien pour vocation de se substituer à l’homme.
Il a ainsi souligné que les nouvelles technologies s’imposent dans tous les secteurs de l’économie et stimulent la croissance mondiale, rapporte rt.com.
« L’intelligence artificielle est notre avenir, elle pénétrera de plus en plus dans de nombreux domaines de notre vie », a-t-il déclaré. « Elle sera l’un des principaux facteurs de la croissance mondiale, en particulier dans le contexte des changements démographiques que nous observons dans notre pays et dans le monde entier. »
Vantant les mérites de l’automatisation, il a ajouté : « L’une des réponses au problème du manque de personnel auquel notre pays est confronté réside dans les technologies d’intelligence artificielle, qui nous permettront de croître plus rapidement, non pas en augmentant le nombre d’employés, mais en augmentant l’efficacité et la productivité. »
Le symposium sur l’avenir place la Russie au centre, et vante l’IA
Alors qu’il était encore ministre du développement économique en 2019, Orechkine s’était entretenu avec le MEDEF en France. Il appelait à cette occasion l’Union Européenne à mettre en place une politique fiscale unique, et il énumérait aussi les domaines prioritaires à développer dans les années à venir, parmi lesquels l’écologie, l’économie numérique et les réformes fiscales : toutes choses ordonnées à la mondialisation. Au cours de ce même voyage, c’est avec José Angel Gurría, secrétaire général de l’OCDE, qu’il évoquait la numérisation, l’IA et les questions d’éducation.
On retrouve ces mêmes préoccupations au symposium russe « Inventer l’avenir » qui a attiré des délégués de pays membres des BRICS, de l’Organisation de coopération de Shanghaï, de la Communauté des Etats Indépendants qui rassemble les deux tiers des anciennes républiques soviétiques, et des « régions » africaine, asiatique et latino-américaine, ainsi que des représentants de l’Inde, de l’Iran, de la Chine, de Emirats, de la Serbie, des Etats-Unis et de la France.
La réunion a été gratifiée d’un message de Poutine insistant sur une « vision mondiale souveraine » axée sur les cultures nationales et les « idéaux et valeurs moraux et patriotiques indiscutables ». Mais il ne faut pas s’y tromper : le but poursuivi est la mise en place de grandes régions mondiales au nom de la « multipolarité » qui est le slogan des eurasistes assumé par le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres qui, devant le sommet des BRICS en août dernier, a plaidé pour « une architecture multilatérale renforcée et réformée, fondée sur la Charte des Nations Unies ». Soulignant que les structures de gouvernance mondiale actuelles ont été établies au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, excluant de nombreux pays africains encore sous domination coloniale, il a souligné la nécessité pour ces institutions de refléter la dynamique du pouvoir et les réalités économiques contemporaines, notait alors le communiqué de l’ONU.
Remplacer l’homme qu’on aura fait peu à peu disparaître
A Moscou, lundi, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov évoquait dans une veine similaire la nécessité d’un dialogue direct entre les nations et les régions en vue de former un monde véritablement multipolaire : « Le rôle des associations interétatiques régionales et inter-régionales en Afrique, en Asie et en Amérique latine se renforce. L’établissement de contacts directs et de liens horizontaux entre ces associations devrait constituer une étape importante vers la multipolarité », a déclaré le ministre, ajoutant que « l’Occident reviendra à la raison lorsqu’il se rendra compte que ses méthodes coloniales sont néfastes, y compris pour l’Occident lui-même ».
En fait d’associations interétatiques régionales, il s’agit de celles qui, à l’instar de l’Union africaine ou de l’Union eurasiatique, sont assez largement calquées sur l’Union européenne et concourent à former un nouvel ordre régional qui facilitera l’intégration mondiale sur le plan non seulement économique, mais politique, comme nous le notions ici en 2018 à partir d’une réflexion d’Alex Newman, fin observateur de ces choses.
Parmi les animateurs de tables rondes lors du symposium « Inventer l’avenir », notons enfin la présence du groupe « Cosmisme russe », une école de pensée née au tout début XXe siècle au moment où naissaient la technologie et l’exploration de l’espace, avec le rêve de créer une « humanité unie digne de gouverner l’univers » autour du « Prolétaire universel ». Spiritualiste et volontiers transhumaniste, le mouvement a ainsi droit de cité dans une manifestation aussi proche du pouvoir russe que ce symposium. L’historien Boris Produkine y a expliqué que les scientifiques « cosmistes » des origines pensaient qu’il fallait « d’abord éradiquer les guerres, la violence et l’inégalité, pour revendiquer ensuite l’exploration de l’espace ».
Le chercheur serbe Miroslav Ivanovic ajoutait, rapporte rt.com, que les idées du cosmisme russe pourraient contribuer à l’unité mondiale, car la Russie permet à des traditions et à des peuples différents de coexister pacifiquement, sur la base de valeurs communes de justice et de moralité. Il précisait que cette philosophie pourrait être acceptée dans d’autres pays à la culture ancienne, comme la Chine et l’Inde, selon le média contrôlé par le Kremlin.
On retrouve là encore les idées-force de la « multipolarité », bien présentée comme étant compatible avec l’« unité mondiale » – l’idée de la gouvernance globale n’est pas loin.