Le Telegraph de Londres consacre un passionnant reportage à un changement majeur sur la ligne de front entre la Russie et l’Ukraine. Alors que cette dernière fait face à un envahisseur qui peut y aligner trois fois plus d’hommes et de puissance de feu, drones et robots s’y multiplient désormais, dont un bon nombre ont été construits dans des usines qui ont poussé en Ukraine comme des champignons, de telle sorte que Kiev espère en aligner 15.000 dès cette année sur le champ de bataille. Il y aurait quelques 500 de ces start-ups de construction de robots militaires dans le pays. Peu à peu, ceux-ci se révèlent capables de multiples tâches jusqu’ici laissées aux soldats, depuis la reconnaissance fine du terrain à l’opération offensive. On s’étonnait de voir une guerre des tranchées au début du 21e siècle ; à la faveur de ce conflit meurtrier, une nouvelle configuration se met en place, dont les répercussions restent pour l’instant inconnues.
Lorsque les véhicules aériens sans pilote (UAV) et les véhicules terrestres sans pilote (UGV) – domaine pour l’heure moins développé –, construits pour minimiser les pertes humaines, arriveront massivement pour remplacer les hommes, nul ne sait en effet si la distance mise entre celui qui ordonne les tirs et la machine qui les exécute ne rendra pas la guerre plus sanglante encore. Une chose est sûre : face à un robot opéré par un ingénieur bien au chaud dans un bunker, même les soldats d’élite risquent de ne pas faire de poids, surtout si l’IA se met de la partie.
L’Ukraine développe des robots terrestres
Le Telegraph a justement parlé avec les développeurs de cette armée de véhicule autonomes : pour eux la guerre des robots a déjà commencé. Les drones aériens équipées d’intelligence artificielle pullulent, le brouillage des communications est omniprésent et de petits chars pilotés à distance ou capables de se comporter de manière autonome grâce à l’IA en cas de rupture de lien avec leur télé-opérateur circulent, invisibles sous la végétation mais capables de faire sauter des positions ennemies.
Les robots développés en Ukraine ne sont pas des plus sophistiqués, mais ils sont pratiques, bénéficiant des retours immédiats des utilisateurs qui permettent de les modifier en l’espace d’une semaine, affirme David Kirichenko du think tank britannique Henry Jackson Society, au contraire de ceux produits jusqu’ici en Occident, qui sont chers, souvent inefficaces et difficiles à adapter aux réalités du terrain. Il attribue à cette nouvelle supériorité ukrainienne sa capacité à tenir face à l’armée russe, qui dispose elle aussi de robots, mais moins efficaces.
Les drones aériens seraient même aujourd’hui à l’origine de 60 à 70 % des pertes en équipement russes, et on les dit deux fois plus efficaces que n’importe quelle autre arme de l’arsenal ukrainien. Quant aux UGV, dont le déploiement s’accélère, ils seraient à l’origine de l’assaut réussi de l’Ukraine au nord de Kharkhiv en décembre : l’offensive de Lyptsi aura été la première à être menée uniquement avec des véhicules terrestres sans pilote, équipés notamment de mitrailleuses. L’arrivée de ces plateformes au sol capable d’ouvrir le feu a pris l’ennemi par surprise, semant la panique, assure un officier ukrainien qui a participé à cette mission en forme de test. Il faut en effet déterminer si ces nouveaux robots sont affectés par les techniques de brouillage électronique, comment ils se comportent en terrain difficile, et si la coopération entre leurs opérateurs et les centres de commandement fonctionne bien.
La guerre des robots permet de « nettoyer » les théâtres d’opérations
En l’occurrence, les Ukrainiens assurent que la brigade Khartiia a pu laisser détruire les positions russes par les robots avant de prendre le terrain avec des hommes. Prochaine étape : faire interagir de manière autonome les UAV et les UGV (on parle d’« essaims » de 10 à 100 unités) : pour Marcel Plichta, ancien analyste du Département de la Défense américain, « on n’a pas encore tout à fait la technologie, mais c’est bien la prochaine frontière ».
Pendant ce temps, l’armée ukrainienne expérimente déjà sur le terrain des petits véhicules autonomes et armés développés par le « cluster Bravel », nom d’une initiative du gouvernement ukrainien qui forme le cœur des opérations d’innovation robotique dans le pays. 55 types de robots UGV ont déjà vu le jour, et on leur donne au passage une codification correspondant aux normes de l’OTAN.
Ils ont encore des faiblesses : leur taille excessive, leur coût et leur manque de fiabilité en opération offensive. Mais la guerre d’Ukraine est en train de booster la solution de ces problèmes. Et de toute façon, ils servent déjà dans le domaine du soutien logistique, facilitant l’apport de vivres et l’évacuation des blessés, et réalisant des opérations de minage ou de déminage.
Pour Philip Lockwood, ancien chef de l’unité d’innovation de l’OTAN qui dirige aujourd’hui une start-up allemande de développement de drones équipés d’IA, « la nature des conflits a changé, mais à l’OTAN, nous n’avons jamais pensé que le changement arriverait aussi vite ». « Nous ne pourrons pas gagner les conflits de demain à l’aide des systèmes conçus pour les guerres d’hier », estime-t-il : les systèmes sans présence humaine formeront demain, selon lui « une composante cruciale » des forces armées terrestres, maritimes et aériennes.
Guerre des robots : avec Zmiy, l’Ukraine a développé un char sans pilote efficace sur le terrain
Il en va ainsi du robot Zmiy – « serpent » en ukrainien – fabriqué en Ukraine : il est capable de nettoyer deux hectares de terrain en un jour, il est réparable en 30 minutes et son armure le met à l’abri des mines. On s’attend à ce que la Russie ne puisse le copier et le produire avant un ou deux ans. L’Ukraine espère d’ailleurs en fabriquer assez pour non seulement répondre à ses propres besoins mais pour en exporter.
Tout cela suscite une question : comment se comporteront demain des drones « tueurs » autonomes équipés d’intelligence artificielle, quelles règles suivront-ils ? Kateryna Bondar, experte en IA militaire au Center for Strategic and International Studies, a assuré au Telegraph que « la technologie existe déjà : les systèmes autonomes qui peuvent rechercher, engager et cibler sans supervision humaine ». Si on ne s’en sert pas pour l’heure, c’est par manque de confiance. Elle prévoit que les robots tueurs seront au point d’ici à deux ans : « Je vois un avenir où les hommes prendront les décisions et elles seront exécutées par les machines. »
Le risque ? Il y a celui de voir ces outils se tromper dans l’identification des cibles, et attaquer les civils ou des forces amies – chose dont certaines puissances hostiles pourraient n’avoir rien à faire.
L’Ukraine se prépare à vendre son expertise
Les Ukrainiens interrogés par le quotidien répètent quant à eux que l’Occident a tout intérêt à apprendre des leçons qui se dégagent de la guerre en cours, où l’expertise qu’ils ont acquise par nécessité se révélera irremplaçable.
Comme pour l’IA en général, les commentateurs insistent pour que les robots IA utilisés pour la guerre soient soumis à une réglementation internationale qui reste à définir, et qui pourrait aboutir à des conflits plus « éthiques ».
Cette vision optimiste oublie le rôle joué par la loi du plus fort et les limites d’une morale de guerre qui n’est pas fondée sur la vérité. Et qui se transforme si facilement en « morale des vainqueurs »…