Le chef de l’armée suisse a-t-il vraiment appelé à « s’armer » face aux troubles sociaux ?

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Le chef de l’armée suisse André Blattmann en 2013.

 
Voici un cas exemplaire de déformation de l’information. De nombreuses sources « alternatives » en diverses langues, notamment le média quasi officiel russe RT le 29 décembre, affirment depuis une semaine que le chef de l’armée suisse, André Blattmann, a appelé les « citoyens suisses » à « s’armer pour faire face aux défis qui les attendent ». RT choisit même un titre plus large : « Le chef de l’armée suisse appelle à s’armer pour faire face aux troubles sociaux en Europe. » Dimanche, c’est le site conservateur américain The New American qui reprend : « Le chef de l’armée suisse à ses concitoyens : “Armez-vous.” » Mais est-ce vraiment ce qu’a dit Blattmann ? L’intuition et l’expérience du journaliste l’inciteront à vérifier…
 
Et pour cela, il faut aller à la source. La source, en l’occurrence, se trouve dans le journal suisse germanophone, Schweiz am Sonntag, où le chef de l’armée a publié une tribune le 26 décembre dernier. Il y dresse le tableau de l’instabilité mondiale et en arrive à cette conclusion : « Nous faisons bien de nous préparer à des conflits, des crises et des catastrophes. Le bon moyen, face aux risques et aux menaces modernes – couplé avec les fonds de contingence dont dispose notre pays – est l’armée de milice suisse. Cette armée a pris le chemin d’un développement plus large, afin de pouvoir se battre pour le pays et pour le peuple, pour les protéger et les aider. Ses missions sont clairement décrites dans le rapport de l’armée de 2010. Elles ont besoin en particulier, outre des ressources financières, de nos soldats miliciens suisses éprouvés : des citoyens responsables, qui au bout du compte sont prêts à engager leur vie pour la sécurité et la liberté. Il n’y a pas d’alternative. »
 

André Blattmann, chef de l’armée suisse, a appelé à développer l’armée de milice

 
C’est tout – et c’est beaucoup. Mais nulle part le chef de l’armée suisse n’appelle ses concitoyens à « s’armer »… André Blattmann n’est pas dans une logique d’auto-défense généralisée, il n’appelle pas tous les Suisses à s’ériger en justiciers, ce qui reviendrait à nier le pouvoir régalien de défense qui dans les Etats civilisés évite justement le désordre et l’anarchie. L’armée de milice suisse est une institution qui date de la fin de l’époque médiévale : elle fait des citoyens entraînés et formés le gros de son armée dirigée par des militaires de carrière. Chaque Suisse ainsi préparé à la défense de son pays par le service militaire se doit d’avoir chez lui son équipement et son arme. Mais il n’est pas un électron libre : il s’insère dans une hiérarchie et exécute les missions qui lui sont données pour la défense de son pays.
 
On est aux antipodes de l’idée véhiculée aussi bien par la presse russe que par certains médias alternatifs qui s’inscrivent dans un cadre d’entretien psychologique de l’instabilité et de la peur face aux événements actuels : une dialectique bien rodée.
 

Face aux troubles sociaux, « s’armer » mais dans le cadre institutionnel

 
Cela n’a pas empêché les hommes politiques suisses de dénoncer le pessimisme raisonné d’André Blattmann. Celui-ci ne fait pourtant que décrire la situation actuelle : la menace terroriste contre « nos sociétés démocratiques modernes », la mainmise par certains pays sur les « ressources de l’Arctique », les « tensions » en Mer de Chine, la guerre en Europe de l’Est, la « prise du pouvoir étatique par un groupe terroriste au Proche Orient », « l’enlèvement de femmes et d’enfants en Afrique ».
 
Depuis la chute du Mur de Berlin, avertit le chef de l’armée suisse, les pays occidentaux ont profité des « dividendes de la paix », réduisant leurs dépenses militaires. Mais alors que la Suisse a connu « 160 années sans guerre, un véritable privilège », la situation a changé. Blattmann souligne que « les perspectives économiques s’assombrissent », « les flux migratoires ont pris des proportions inattendues » et la « concurrence sur le marché du travail s’accroît » : « L’agitation sociale ne peut pas être exclue, le vocabulaire est dangereusement agressif », souligne-t-il : l’urgence étant « mauvaise conseillère », il demande à prendre les devants.
 
Mais non à prendre les armes !
 

Anne Dolhein