De nombreuses sources médiatiques françaises ont repris une information publiée il y a une dizaine de jours aux Etats-Unis selon laquelle « 65.000 Américaines ont dû poursuivre leur grossesse après un viol » du fait des restrictions imposées sur l’avortement dans 14 Etats à la suite du renversement de la jurisprudence Roe v. Wade par l’arrêt Dobbs en juin 2022. Cette affirmation résulte d’une lettre de recherche publiée par la revue JAMA Internal Medicine qui donne un chiffre encore plus précis, soit 64.565. L’objectif de la lettre et de l’agitation médiatique qui s’en est suivie est clair : dénoncer des législations qui privent des femmes victimes de viol de leur « droit à l’IVG » en les obligeant à porter à terme le « fruit » du crime qu’elles ont subi. Cependant, ces statistiques méritent largement d’être remises en question, comme le souligne Michael Cook sur le site australien MercatorNet.
Première remarque : l’auteur correspondant de la revue JAMA n’est autre que le directeur médical de Planned Parenthood of Montana, le Dr Samuel L. Dickman. Planned Parenthood est aux Etats-Unis le premier pourvoyeur d’avortements en volume ; sur le plan politique, cette association milite activement pour l’accès le plus large possible à l’avortement légal.
Des chiffres de militants pour dénoncer les grossesses à la suite de viols
Kari White, co-auteur de l’étude, directeur exécutif et scientifique du Resound Research for Reproductive Health au Texas, annonce tout aussi clairement la couleur, en affirmant : « Il s’agit de personnes qui ont vraiment vécu un événement très traumatisant. Non seulement elles ont perdu leur propre autonomie en matière de procréation, mais celle-ci est maintenant encore plus compromise par les politiques en place dans leur Etat, qui leur rendent difficile la prise de décisions personnelles et la détermination de la trajectoire de leur vie à la suite de cet événement. » Notez qu’il est question de « personnes » et non de « femmes » – la révolution du genre est passée par là.
Mais au-delà de la manipulation des sentiments opérée par l’article – comment refuser de compatir au sort d’une femme « doublement victime » à qui la présence d’un enfant en son sein rappelle pendant de longs mois l’abomination qu’elle a subie ? –, quel est le sérieux de ces chiffres ?
« L’horreur et le dégoût ne peuvent excuser le manque de rigueur académique », note Michael Cook : « Les chiffres cités dans la lettre de recherche sont-ils fiables ? Non, répond Michael J. New, chercheur au Charlotte Lozier Institute, un groupe de réflexion pro-vie, dans le National Review. “Qualifier ces chiffres d’exagérés serait un euphémisme. L’article est franchement l’un des pires travaux de recherche militants, et l’un des plus trompeurs, que je n’aie jamais rencontrés au cours de mes années de recherche en sciences sociales.” »
65.000 Américaines ? Une « estimation approximative » démultipliée
En fait, « ses estimations approximatives sont basées sur des estimations approximatives basées sur des estimations approximatives ». Et ce pour plusieurs raisons : l’imprécision des statistiques des viols, la difficulté de ventiler les cas parmi les Etats des USA (puisque neuf d’entre eux interdisent l’avortement dans tous les cas, cinq prévoient une exception en cas de viol, et dans les 36 restants, l’avortement demeure légal), et pour finir la complication de l’évaluation de la proportion de viols aboutissant à une grossesse. A cela s’ajoute le fait que les lois interdisant l’avortement sont entrées en vigueur à des dates différentes – leur application effective a varié selon les Etats de 4 à 18 mois.
Aboutir à un résultat aussi précis, à l’unité près – 64.565 grossesses poursuivies pour un total de 519.981 viols répertoriés sur la période – relève de la prestidigitation. Ou de la magie, puisque le simple fait de publier une telle statistique confère au chiffre une sorte de (fausse) valeur scientifique d’autant plus forte que le chiffre paraît précis.
Comment les chercheurs y sont-ils arrivés ? Dans leur lettre, ils ne donnent guère de précision, mais le Dr Dickman a précisé au cours d’un entretien que 12,5 % des viols aboutissent à une grossesse, selon les chiffres des CDC (Centers for Disease Control). Le chiffre avancé résulte donc simplement de ce calcul et ne dit rien, ni de la réalité des grossesses subséquentes, ni des avortements ou des absences d’avortement à leur suite.
Quel pourcentage de grossesses après un viol ? Aucune idée…
Curieusement, les auteurs ont bien invoqué dans leur lettre à JAMA une estimation du taux de grossesse après un viol donné en citant un article paru en 1996 dans l’American Journal of Obstetrics & Gynecology (AJOG), qui parle pour sa part d’un « taux national de grossesse lié au viol (…) de 5 % chez les victimes en âge de procréer (âgées de 12 à 45 ans) ». Ce qui correspondrait, au vu des statistiques des viols avancées, à 26.000 cas, moins de la moitié du chiffre retenu, et ce sans la moindre explication de la part des auteurs, qui ont d’ailleurs eux-mêmes suggéré que le pourcentage pourrait être moindre aujourd’hui » en raison de l’utilisation accrue de la contraception d’urgence ».
A cela s’ajoute le fait, noté par l’AJOG à l’époque, que si 50 % des femmes enceintes à la suite d’un viol choisissaient alors d’avorter, 32 % décidaient au contraire de garder l’enfant, et 6 % supplémentaires de mener leur grossesse à terme en vue de confier l’enfant à l’adoption.
Au vu de tous ces chiffres, on comprend que la lettre publiée par JAMA se livre à des extrapolations proprement ahurissantes, retenant la totalité du nombre de viols commis aux Etats-Unis sur la période retenue pour leur calcul alors que moins de 20 % des Etats interdisent l’avortement à la suite d’un viol, appliquant un pourcentage de grossesses consécutives au viol que rien ne justifie scientifiquement, et adoptant sans justification l’hypothèse selon laquelle toute femme victime de viol choisirait nécessairement l’avortement.
Confusions à tous les étages pour arriver au chiffre de « 65.000 Américaines »
Illustration de ce flou très maladroitement entretenu : le magazine Elle parle de « 520.000 viols avec pénétration vaginale recensés dans le pays » – l’ensemble des Etats-Unis, donc, sur la période étudiée, et cite dans la foulée la lettre publiée par JAMA : « Dans les 14 Etats qui ont mis en œuvre une interdiction totale de l’avortement à la suite de la décision Dobbs, nous avons estimé que 519.981 viols complets étaient associés à 64.565 grossesses au cours des 4 à 18 mois pendant lesquels les interdictions étaient en vigueur. » C’est contradictoire, mais tout le monde s’en moque.
Bref, dans le monde de la promotion de l’avortement, les revendications changent, mais pas les méthodes. Il est ainsi bien connu que l’exagération des statistiques des avortements clandestins fait partie des arguments invoqués en vue de la dépénalisation ou de la légalisation… Le manque de sérieux des chiffres avancés contre l’arrêt Dobbs est cependant particulièrement criant, mais aucun de nos vertueux « fact-checkers » médiatiques ne semble avoir voulu y mettre le nez.