Le site australien MercatorNet propose une recension d’un livre paru en octobre dernier sur les relations entre l’Eglise orthodoxe russe et Vladimir Poutine. The Baton and the Cross: Russia’s Church from Pagans to Putin est l’œuvre de la journaliste Lucy Ash, correspondante étrangère qui vécut sur place à Moscou les derniers jours de l’URSS et ayant de la Russie, de son histoire et de sa culture, une connaissance étendue. Les relations des deux principaux protagonistes de son livre, Vladimir Poutine et le patriarche de Moscou, Kirill, s’inscrivent, selon James Bradshaw de MercatorNet, dans une longue histoire d’entrecroisements entre le pouvoir politique et religieux, temporel et spirituel, où l’Eglise russe a toujours pratiqué la soumission au tsar.
Le livre présente ainsi les aspects historiques de la question – telle l’exemption de l’impôt pour les gens d’Eglise lors des conquêtes mongoles au XIIIe siècle, ou encore l’existence de liens étroits entre la Russie des tsars et l’Eglise orthodoxe, qui se sont renforcés sous Pierre le Grand au XVIIIe.
L’auteur raconte ainsi comment ce « despote irréligieux inspiré par le modèle protestant de gouvernance découvert lors de sa tournée de la Grande Ambassade à travers l’Europe, a créé un “Très Saint Synode”, véritable bras armé de l’Etat chargé de contrôler l’Eglise ». Et James Bradshaw ajoute : « L’indépendance fonctionnelle de l’Eglise russe ne sera jamais reconquise, et Ash cite Alexandre Soljenitsyne, qui a écrit que l’histoire de la Russie aurait été “incomparablement plus humaine et harmonieuse” si le tsar Pierre n’avait pas obtenu ce qu’il voulait. »
Les liens entre l’Eglise orthodoxe et l’Etat se sont rétablis après la Révolution d’octobre
Cet état de fait n’a fait que se renforcer jusqu’à la révolution bolchevique et de la mise en place d’un régime athée militant. « Après la persécution de l’héroïque patriarche Tikhon dans les premières années, son successeur de facto, le métropolite Sergius, a tenté une nouvelle approche en déclarant en 1927 que les orthodoxes souhaitaient “reconnaître l’Union soviétique comme notre patrie civile, dont les joies et les succès sont aussi nos joies et nos succès” », résume Bradwhaw.
Et de citer l’exemple inverse donné par le saint orthodoxe Philippe II de Moscou, qui avait courageusement dénoncé les crimes d’Ivan de Terrible avant d’être torturé et tué. Ivan a désormais sa statue à Moscou, depuis 2017 et si Poutine a déclaré à cette époque que le tyran avait été calomnié, approuvant de fait sa réhabilitation, le patriarche Kirill a publiquement approuvé l’érection de la statue – il se contente de résister aux appels actuels de canonisation Ivan IV, dont il rappelle de manière sibylline les « méthodes de gouvernement ».
Par ailleurs, « Kirill semble avoir accepté la décision de Poutine de minimiser l’ampleur des crimes de l’ère soviétique », observe James Bradshaw. Ce sont des dizaines de milliers d’assassinats de religieux qui sont ainsi balayés sous le tapis, qui eurent lieu surtout entre 1931 et 1941. Pour ce qui est de Staline, c’est seulement la pression de Hitler et de l’Allemagne nazie – l’ex-alliée – qui l’a amené à conclure un concordat officieux avec l’Eglise russe, allégeant du même coup les persécutions mais assurant à celle-ci une liberté bien limitée, sous stricte surveillance.
L’Eglise orthodoxe bénéficiaire d’un marché corrompu
« Un élément clef de ce marché corrompu consistait pour les religieux orthodoxes russes à promouvoir les intérêts soviétiques à l’étranger en participant à des organismes œcuméniques tels que le Conseil œcuménique des Eglises, et en assurant à tous ceux qui voulaient bien l’entendre que le christianisme n’était en rien limité au sein de l’utopie socialiste », écrit Bradshaw.
Il rappelle que « l’infiltration subtile du gouvernement était pratiquée depuis longtemps » : « Aux premiers temps du bolchevisme, des groupes réformistes soutenus par les communistes furent utilisées pour promouvoir la division au sein de l’orthodoxie, les croyants orthodoxes qui s’opposaient à ces efforts étant pris pour cible par la police secrète. »
Cette mainmise s’est confirmée quant au contrôle des séminaires : « Les candidats n’étaient autorisés à y entrer que s’ils étaient connus pour être consciencieusement obéissants à l’Etat. Lorsque les vocations ont augmenté de manière inquiétante dans les années 1950, les responsables de l’ère Khrouchtchev ont insisté pour que seuls les étudiants ayant de mauvais résultats scolaires soient admis. Cette politique a sans doute causé plus de dommages durables au christianisme russe que n’importe quelle destruction matérielle d’édifices religieux », synthétise Bradshaw.
Vladimir Poutine et Kirill, tous deux enfants du KGB
Pour ce qui est des « démonstrations théâtrales de piété » de Poutine, visuellement plus proche de l’Eglise orthodoxe que n’importe quel autre dirigeant depuis Nicolas II, elles laissent l’auteur de The Baton and the Cross de marbre, sans pour autant le juger au for interne. Parlant de Poutine, Bradshaw note : « Ses longs états de service au sein du KGB jettent la suspicion sur sa sincérité, tout comme le fait qu’il n’ait jamais pris la peine d’épouser sa femme de longue date, Lyudmila, dans une église, avant de divorcer. »
La personnalité du patriarche Kirill pose encore davantage de questions. James Bradshaw l’évalue au travers de ses prises de position :
« Lui aussi a un passé au sein du KGB – le rôle de premier plan qu’il a obtenu très tôt au sein de la délégation du Conseil œcuménique des Eglises n’aurait pas été possible sans l’aval des services de sécurité et sans des contacts permanents avec eux. »
Il faut préciser ici que le patriarche Kirill ne s’est pas contenté de « passer » au KGB, comme l’écrit Bradshaw. On sait avec certitude qu’il est un agent du KGB, ce qui avait déjà été affirmé « avec une forte probabilité » par une commission parlementaire russe au début des années 1990 : elle l’avait identifié comme l’agent « Mikhaïlov ». Bradshaw poursuit :
« Ash écrit que l’une de ses réalisations dans ce rôle œcuménique a été de bloquer un amendement dans les années 1980 qui aurait condamné l’invasion soviétique de l’Afghanistan.
« Kirill a profité politiquement du statut qu’il a acquis dans ses fonctions actuelles et, bien avant cela, lui et nombre de ses collègues ont profité financièrement de divers projets commerciaux douteux, dont l’un a permis au patriarcat de devenir le plus grand fournisseur de cigarettes étrangères de la Russie.
« Cette situation et les dons généreux de l’élite kleptocratique russe ont confortablement garni le nid de Kirill. L’incident malheureux au cours duquel il a été photographié portant une montre suisse d’une valeur de 30.000 dollars s’inscrit dans un schéma général comique.
« Le soutien bruyant de Kirill à l’invasion de l’Ukraine par la Russie est bien plus grave, et ses actions semblent être étroitement coordonnées avec celles du Kremlin.
« Il a affirmé que les soldats russes tombés au combat feraient un “sacrifice [qui] effacerait tous les péchés” à un moment où l’armée de Poutine avait cruellement besoin de recrues.
« Kirill s’est également empressé de limoger les quelques ecclésiastiques qui avaient une opinion divergente sur le poutinisme ou l’invasion ; un prêtre qui avait osé lire des prières sur la tombe d’Alexei Navalny a été immédiatement suspendu. »
James Bradshaw conclut en résumant les cinq idées force du livre. La première est que « l’Eglise russe progresse parallèlement à l’armée et au gouvernement russes », les gains des seconds lui profitent ; aujourd’hui, l’Eglise orthodoxe ouvre des paroisses par centaines en Afrique au fur et à mesure que le pouvoir russe s’y déploie.
Pour ce qui est de la guerre contre l’Ukraine, l’orthodoxie russe la perçoit comme une lutte religieuse devant permettre de replacer l’orthodoxie d’Urkraine sous la juridiction de Moscou.
Le caractère anticatholique de l’Eglise orthodoxe
« Troisièmement, l’orthodoxie russe a été et continue d’être délibérément anticatholique dans son identité. La chute de Constantinople en 1453 a constitué un épisode central de la montée en puissance de l’Eglise russe et, durant la période qui l’a précédée, les religieux russes se sont violemment opposés aux efforts œcuméniques visant à unir l’Orient et l’Occident afin de sauver cette forteresse de la chrétienté. Ce livre est truffé de déclarations et d’actions de hauts responsables du clergé russe qui suggèrent que, quelles que soient les similitudes théologiques ou rituelles, l’orthodoxie russe ne considérera jamais vraiment le catholicisme autrement qu’en tant que rival », relève Bradshaw.
Au point suivant, il note : « L’orthodoxie russe et le nationalisme russe agissent de concert contre leurs rivaux. A l’époque de la Grande Catherine, cette collaboration s’est manifestée dans la guerre contre l’Eglise catholique uniate dans les territoires nouvellement conquis : une persécution qui a conduit des millions de catholiques à se convertir à l’orthodoxie. Ce processus s’est répété dans les années 1940 sous la direction de Staline, les églises uniates et gréco-catholiques ayant été volées par des religieux orthodoxes russes. » Il ajoute : « La forte persécution de l’Eglise catholique en Russie après la chute de l’Union soviétique est également due en grande partie aux demandes des orthodoxes russes pour une action plus sévère, ce qui a réduit de manière significative la population catholique dans ce pays. »
Le cinquième constat est plus positif. Bradshaw fait état de quelque chose de « vraiment chrétien » au sein de l’Eglise russe : « Il s’agit, par essence, du peuple russe rassemblé dans la prière. »
Malgré les travers, malgré ses chefs.