L’EIIL en Irak : sac de nœuds ethniques, religieux et géopolitiques

EIIL Irak

 
Mais d’où vient donc la force qui a permis au groupe islamiste « Etat islamique d’Irak et du Levant », l’EIIL (ISIS en anglais), de s’emparer en quelques jours de villes majeures de l’Irak, jusqu’à menacer Bagdad et à manquer de ravir, le 19 juin, la plus importante raffinerie du pays, Baïji, aux troupes du gouvernement ? Quels sont les enjeux ethniques, religieux et géopolitiques de l’imbroglio en cours ?
 
L’entité sunnite en question avait au départ des allures de groupement terroriste, mais en lançant son offensive majeure au nord de l’Irak elle s’est révélée d’une nature bien différente. Là où le terroriste se bat avec des armes faciles à obtenir sur le marché parallèle, agissant de manière individuelle sinon individualiste, l’EIIL est arrivé avec des armes de guerre, une hiérarchie, un plan d’action. Son « Blitzkrieg » n’aurait pas connu le succès que l’on sait sans armes ni ressources. Alors que la presse parle de quelque 10.000 combattants « jihadistes » face à une puissance théorique qui se mesure en centaines de milliers d’hommes du côté des forces gouvernementales irakiennes, celles-ci n’ont défendu que mollement Mossoul, Tikrit, Samarra et Baqouba tombés la semaine dernière, et Tal Afar, bastion chiite, pris mardi.
 

D’où viennent les armes ?

 
Pourquoi ? L’intervention militaire des Etats-Unis contre Saddam Hussein est sans aucun doute à l’origine des offensives et des tueries actuelles. Elle n’a pas seulement laissé l’Irak exsangue et profondément divisée ; ce clivage a créé un ressentiment et un vide des institutions dont certains espèrent des dividendes alléchants.
 
L’acheminement d’armes lourdes vers l’Irak par les Etats-Unis à destination de l’armée irakienne profite également aux forces de l’EEIL : le Département d’Etat américain a reconnu qu’un nombre d’armes « impossible à déterminer » est tombé entre leurs mains. Y compris des chars et des véhicules de combat ! Faut-il continuer de fournir hélicoptères, drones et missiles à une armée incapable de les conserver ?
 
Tout commence avec l’erreur majeure – ou l’une des erreurs majeures – commise par l’administration Bush : lors de la chute de Saddam Hussein, l’armée baasiste est chassée, les officiers de l’armée irakienne sont écartés de tout rôle dans la reconstruction, l’organisation et la défense du pays. Les officiers ont fini par être rappelés, mais trop tard : le mal était fait. Mal d’autant plus profond que les divisions religieuses sont désormais présentes au sein de l’armée gouvernementale et que tous ne sont pas fondamentalement hostiles à l’avancée d’EILL.
 
Assurément l’inimitié séculaire entre sunnites et chiites existe en dehors de toute intervention ou non-intervention américaine. Mais à vouloir redessiner le Proche-Orient les Etats-Unis ont sans aucun doute créé des conditions propices aux affrontements et aux bains de sang. Chacun cherchant ensuite à en tirer partie.
 
Le groupement EEIL est très structuré, autonome, soucieux de sa communication. A preuve, son choix de terroriser la population par des images d’exécutions de masse ou d’humiliations infligées à l’armée régulière – mais savoir si ce sont des montages ou non, c’est une autre histoire.
 

Officiers baasistes

 
On trouve en son sein – et c’est l’une des clefs de l’affaire – un agglomérat d’anciens officiers de l’armée de Saddam, rompus à la guerre de terrain et habitués au commandement. Ils ont rallié ce qui était au départ un des groupements actifs sur le sol syrien voisin. Al Qaida ? Les choses ne sont pas si simples.
 
De fait, l’EILL a commencé à se faire connaître en Syrie dès le début de 2013, combattant aux côtés des rebelles mais bénéficiant aussi du secours de l’armée syrienne. Et de financements multiples et apparemment contradictoires, assurent des observateurs locaux. Tel est l’Orient compliqué : les clivages ethniques, religieux – sunnites contre chiites, c’est le moteur de cette guerre – se conjuguent avec les conflits tribaux et les ambitions d’égos.
 
Pourquoi l’alaouite Bachar El-Assad, appuyé sur l’arc chiite qui va de l’Iran jusqu’aux bastions Hezbollah de plus en plus puissants au Liban, et qui tout naturellement soutient le gouvernement à majorité chiite en Irak conduit par Nouri Al-Maliki, ne combat-il pas l’EIIL sur son propre territoire ? Cet EILL que l’on dit financé par le Qatar et par l’Arabie Saoudite, position qui lui permet au passage de se procurer des armes et de les faire passer aisément de Syrie en Irak ? Financé même par El-Assad ?
 

Double jeu

 
Il semble établi que l’EIIL, qui s’est imposé d’abord en Syrie, et maintenant en Irak, dans les plus importantes zones pétrolifères, a su tirer parti de cette situation en vendant l’indispensable or noir à Bachar qui de son côté a trouvé un intérêt à ce que son adversaire sur le terrain apparaisse comme une force terroriste, pour légitimer sa guerre. Ce double jeu l’aurait amené, comme l’affirmait par exemple le quotidien britannique conservateur The Daily Telegraph en janvier dernier, à financer des groupements plus ou moins proches d’Al Qaida, comme l’EILL. Faire « protéger » ses installations pétrolières par son apparent adversaire : serait-ce le coup de maître de Bachar El-Assad ?
 
Les médias russes – de cette Russie qui a besoin de sa seule ouverture maritime sur la Méditerranée dans le port de Tartous en Syrie – voient dans la guerre éclair menée par EILL et le retour des sunnites les prémices d’un nouvel épisode de la lutte pour maîtriser les champs pétrolifères d’Irak ainsi que l’acheminement du pétrole.
 
Voilà qui ajoute à la complexité de l’affaire et laisse présager que les Etats-Unis puissent y trouver un prétexte ou à tout le moins une pression forte pour « intervenir » à nouveau – malgré le chaos semé par les précédentes guerres d’Irak.
 

Et les Etats-Unis ?

 
Dans un premier temps, Barack Obama a exclu toute intervention physique de soldats américains sur le sol irakien. Mercredi, l’administration américaine disait encore « étudier toutes les options », tandis que le président américain affirmait privilégier une sorte de réconciliation générale entre membres de camps opposés. C’est ce qui l’a conduit à opérer un rapprochement avec l’Iran – pain bénit pour Bachar El-Assad, soit dit en passant, que de voir Obama parlementer avec les talibans…
 
Mais jeudi, c’est le gouvernement irakien qui demandait de l’aide. Des frappes aériennes contre les « groupes terroristes » (air connu). Cela pourrait modifier la ligne jusqu’ici adoptée par les Etats-Unis. Dans ce contexte, il ne faut pas oublier que l’un des acteurs majeurs de la région qui accessoirement abrite les bases aériennes américaines de la région, la Turquie – à majorité sunnite – laisse tranquillement faire. Elle argue de la difficulté de frapper des zones où civils et hommes armés se mélangent et invoque ses actuels pourparlers avec les Kurdes qui sont aux marges du conflit : à ce titre, la prise d’otages au consulat de Turquie à Mossoul constitue un argument de poids avancé par le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan pour justifier son inaction.
 
L’attitude des Kurdes est un autre facteur de complication : on aurait pu supposer qu’ils s’opposeraient à l’avance d’une force identifiée peu ou prou à la à l’Irak d’» avant », mais en même temps ils sont opposés à la force chiite au pouvoir.
 

Chrétiens victimes

 
Ce que l’on sait, c’est que les chrétiens – ceux qui n’ont pas encore émigré d’un pays qui est le leur depuis les débuts de l’évangélisation, mais où leur existence est de plus en plus difficile – font et feront les frais des nouveaux affrontements. Ils ont été nombreux à se regrouper dans la plaine de Ninive, perçue comme un refuge, aujourd’hui prise par l’EILL. Les chrétiens ont pu compter un temps sur une relative paix à l’abri des Kurdes, mais il ne faut pas non plus oublier que ceux-ci ont historiquement servi d’exécuteurs des basses œuvres contre les chrétientés d’Orient. Dans le contexte d’une prise de pouvoir clairement islamique, l’histoire peut se répéter.
 
Les Dominicains présents dans le pays n’hésitent pas à parler de persécution. La discrétion des responsables des différentes communautés chrétiennes présentes dans ces territoires est en elle-même un signe : un signe de la peur qui est leur lot quotidien.
 
Quelle solution espérer ? On parle beaucoup d’un redécoupage ethnico-religieux de toute la zone. Mais les populations sont suffisamment imbriquées pour que cela ne puisse se faire sans nouveaux bains de sang. Et les minorités chrétiennes sont suffisamment minoritaires et fragiles pour que cela signe leur arrêt de mort.
 
Nour Samara