Le Guépéou, maître politique de l’épuration
Ce fut l’un des premiers dissidents soviétiques à parler au monde de la réalité stalinienne. « J’étais un agent de Staline » fut publié aux États-Unis en octobre 1939. Cette présente édition est seulement sa troisième en langue française – les soviétiques avait tenté d’étouffer la précédente en 1979, nous rappelle en note l’éditeur Jean-Gilles Malliarakis.
Témoignage gênant que celui de ce transfuge haut placé, officier du renseignement militaire, traître au parti depuis 1938… Pour Walter Krivitsky, la Révolution était morte. La sanglante URSS qu’il prenait jusque là pour un enfant terrible, encore immature, avait brisé le rêve politique de ses aînés bolcheviks. Le Guépéou, maître politique, dictait sa loi.
L’ Espagne, victime du Guépéou
Lorsque paraît le livre de Krivitsky, en octobre 39, le pacte germano-soviétique vient de surprendre les Alliés. Il en démontre brillamment la logique dans l’esprit d’un Staline qui avait cessé de croire à la Révolution mondiale et cherchait à préserver les seuls intérêts vitaux de la Russie soviétique. Le Guépéou, police politique héritière de la Tchéka, avait peu à peu soumis le Komintern dont le nouveau visage politique et les slogans antifascistes, anti-hitlériens tentaient de séduire Paris et Londres. L’Espagne en pleine guerre civile fut un terrain idéal.
But non avoué : donner envie à l’Allemagne que Staline voulait se concilier… Si son aide officielle ne fut pas considérable, il organisa en sous-main – par l’intermédiaire de Krivitsky ! – le trafic d’armes et le Guépéou envahit littéralement le front anti-Franco dont les Rouges étaient pourtant pour une large part anticommunistes. Les fameuses Journées de mai à Barcelone furent son œuvre : 500 morts plus tard, et suppression faite de tous les syndicats et partis antistaliniens, le nouveau gouvernement dirigé par le Dr Juan Negrin était aux ordres de Moscou.
« L’État soviétique était devenu un immense asile d’aliénés » Krivitsky
Ce qui frappe surtout dans ce témoignage de première main, c’est cette lutte permanente entre les services soviétiques, et bientôt, sous l’ombre du seul Guépéou, entre les soviétiques eux-mêmes. Staline fit taire cette URSS qui ployait sous la famine et la dictature, des grands généraux de la Vieille Garde bolchevique aux derniers koulaks de l’Oural… Lors de la grande épuration stalinienne des années 37-38, dirigée par Yéhov, il fallut compromettre, accuser de trahison, arrêter et surtout exécuter. Les procès ? Des simulacres. « L’Europe avalera tout ! » disait Staline.
En cinq mois, 350.000 arrestations politiques officielles, le haut de l’iceberg. Chaque membre du parti bolchevik fut soumis à une enquête policière. Pratiquement tous les anciens dirigeants furent écartés ou plutôt « liquidés ». Tout adversaire de Staline était un trotskyste, toute opposition était une conspiration. Et on extermina jusqu’à ces enfants errants, dont les familles avaient disparu. Rien d’officiel, hormis une seule occurrence que cite Krivitsky : les 160 écoliers de ce petit village de l’Oural à qui on arracha, pendant 8 mois, des « aveux », sous des tortures « dignes du Moyen-Age »…
Ces faux aveux des épurations
Il arriva une fois à Krivitsky d’interroger un prisonnier politique, condamné pour 10 ans aux Solovki dans le cadre d’un scandale qui nécessitait un bouc-émissaire…Il put ainsi observer la force du système, la puissance de la « machine soviétique ». La culpabilité n’est plus une vérité en soi, mais une décision toute-puissante qui vient d’autrui. On ne lutte pas. Et l’on rejoint, sans récriminer, – si l’on échappe à la mort – les sept millions de personnes déportées par le Guépéou dans ce nouveau monde collectivisé d’où l’on ne sort qu’en citoyen soviétique docile.
Comment en viennent-ils à avouer des crimes non commis ? Comment se soumettre à pareil non-sens ? Il y a bien sûr la torture physique et morale, ces vraies-fausses preuves, la promesse d’épargner un proche… Mais pour Krivistiky, « en dernier ressort, c’est la sincère conviction que c’était la seule manière qu’il leur restait de servir le Parti et la Révolution ». Ce qui semble « inadmissible pour un esprit occidental » brisa la résistance des plus grands convaincus, aveuglement fidèles à l’Union soviétique par-delà Staline. Si notre transfuge avait, lui, retiré ses œillères, c’est son corps qu’on retrouva, trois ans plus tard, en 1941, dans une chambre d’hôtel, à Washington.
Marie Piloquet
• J’étais un agent de Staline : Général Krivitsky, éditions du Trident, 251 p.