La dérèglementation des transports en France sème un désordre profond, la grève des taxis contre Uber en est une marque, comme la récente grève des pilotes d’Air France ou les déclarations de Guillaume Pépy, PDG de la SNCF. Sans que l’usager n’y trouve son compte. Comme si l’idéologie de l’ouverture n’était pas plus efficace que celle des nationalisations.
L’approche des vacances, celles de Noël en particulier, est toujours favorable aux « mouvements sociaux » dans les transports. On se rappelle que le plan Juppé avait ainsi paralysé la France pendant un mois à la fin de 1995. Rien de tel pour le moment sous le gouvernement du faux dur Manuel Valls, mais déjà une grève symbolique des chauffeurs de taxis contre le système Uber vient signaler le mécontentement général. De quoi s’agit-il ? On sait qu’en France la profession de chauffeur de taxi est strictement réglementée. A Paris par exemple, il existe un numerus clausus, avec un contingent pour les artisans et un autre pour des entreprises employant des salariés. Dans un cas comme dans l’autre, la conduite du véhicule est soumise à une licence, et le tarif qu’il applique à ses clients est imposé. Jusqu’au mois d’octobre 2014, ces licences étaient d’une durée indéterminée et cessibles, celles qui sont délivrées depuis sont temporaires et incessibles. Mais il existe aussi des VTC, véhicules de tourisme avec chauffeur, qui ont pris la succession de ce qu’on appelait les « voitures de grande remise », offrant un service à l’origine plus luxueux, et non soumis à réglementation. Les chauffeurs doivent juste posséder une carte professionnelle, sans nécessité d’une licence, sans numerus clausus, sans droit d’entrée dans la profession. La concurrence s’en trouve évidemment faussée. D’autant que le géant américain Uber a mis au point une application disponible sur smartphone, Uberpop, qui permet de réserver un véhicule en ligne en très peu de temps, avec un chauffeur qui n’est pas forcément professionnel. D’où le pourquoi de la grève des taxis d’aujourd’hui.
Derrière la grève contre Uber, la déréglementation des taxis
En Espagne, Uberpop a été interdite par un tribunal, comme aux Pays-Bas et à New-Dehli, comme cela se prépare au Danemark, en Norvège et dans la région de Bruxelles. Le tribunal de commerce de Paris, lui aussi saisi, n’a pas prononcé d’interdiction parce que « les décrets d’application de la loi Thévenoud n’ont pas été publiés ». Le fugace secrétaire d’Etat aux transports Thomas Thévenoud, l’homme aux impôts impayés, souffrait d’une telle « phobie administrative », pour reprendre son vocabulaire, que sa loi sur la question a pris du retard et qu’elle ne sera applicable qu’au premier janvier 2015. Beaucoup de taxis le savaient et n’ont donc pas pris part à la grève d’aujourd’hui, ce qui fait que l’opération escargot prévue n’a presque rien ajouté aux embouteillages ordinairement extraordinaires d’un lundi matin, les graphiques et relevés du PC de Rosny-sous-bois en font foi. Fin politique, Jalale El Ouahab, le porte-parole du Collectif des taxis parisiens, organisateur de la grève, en a tiré la leçon : « Ce n’est pas une journée de blocage, c’est une journée de sensibilisation de la société française. » Quant à l’intersyndicale de la profession, elle n’accompagnait pas le mouvement, se réservant d’en déclencher un plus dur en janvier, si la loi Thévenoud ne portait pas les fruits attendus. Et Nordine Dahmane, de FO, membre de l’intersyndicale CFDT, CGT, FO SDCTP et CST, a poussé l’amabilité jusqu’à dire : « Nous ne voulons pas déranger les gens à l’approche de Noël ».
Au-delà de ces élégances syndicales se pose une vraie question simple : veut-on vraiment la déréglementation des taxis, auquel cas, pourquoi s’arrêter en chemin et créer en quelque sorte un second collège de VTC, très difficilement contrôlable ? La logique voudrait d’ouvrir la possibilité de louer son véhicule pour une course à tout propriétaire de voiture, afin que, par le libre jeu de la concurrence, soit offert le meilleur service au moindre prix à l’usager. C’est d’ailleurs vers cela que s’achemine le modèle Uber. Mais dans ce cas, comment indemniser les artisans et sociétés qui ont payé leurs licences ? Comment s’assurer que la loi de l’offre et de la demande établisse un juste prix de gré à gré ? Et comment garantir la sécurité des clients ? Comment soumettre au fisc le travail des chauffeurs non professionnels ? Et pour quel gain ? Du côté de l’emploi, quelques postes mal payés ? Du côté du client, un service incertain pour un prix qui n’a rien de vraiment si attrayant. En consultant les forfaits offerts par Uber par exemple entre les aéroports de Paris et la ville intra-muros, on relève des montants qui sont parfois supérieurs à ceux qu’atteignent les taxis. D’autre part, si l’on se refuse à cette révolution, on ne voit pas ce qui justifie la cohabitation de deux régimes inégaux et antagonistes, sinon l’habitude hollandienne des demi-mesures. On notera enfin au passage, pour l’anecdote, que les taxis en tournée dans Paris étaient souvent conduits dans les années vingt par des princes russes ou des officiers de la garde impériale : les meneurs syndicaux ont aujourd’hui une origine plus méridionale.
Quand la SNCF provoque le covoiturage et en vit
La déréglementation sème la confusion dans d’autres transports. L’aviation par exemple. La récente grève des pilotes d’Air France en donne un exemple intéressant. Elle a été dénoncée comme un caprice de privilégiés, tant par les médias que par la direction. Mais si l’on regarde le dossier d’un peu près, on s’aperçoit que la rémunération des pilotes d’Air France, à compétences, travail, et responsabilités égaux, n’est pas très supérieure à celle des pilotes low cost. Et que les surcoûts d’air France ne sont pas dus au coût de la main d’œuvre pilote, mais à une mauvaise gestion qui entraine un surnombre de postes (en vol et à terre) par coque d’avion. En d’autres termes, une mise en concurrence brutale peut-être bonne si elle entraîne une amélioration de la gestion, à condition de ne pas entrer dans les déclarations et les postures démagogiques.
C’est pourtant ce que fait pour sa part hélas le PDG de la SNCF Guillaume Pépy. Nommé en 2008 par Nicolas Sarkozy pour faire entrer la SNCF « tout entière dans l’ère du développement et de la concurrence », cet énarque LGBT a pratiqué une politique des tarifs à la fois prohibitive et axée en fonction de ses préférences sociétales, les familles nombreuses se trouvant relativement lésées de fait. Il prépare un abandon de lignes LGV à construire en faisant lancer un débat sur la nécessité du maintien de connexions régionales qu’il a lui-même mises en danger. Il se targue d’un « bénéfice » de la SNCF alors que celui-ci n’est qu’une illusion comptable, toutes les charges étant mises sur Réseau ferré de France. Chose paradoxale, malgré les dégraissages de personnel qui deviennent dangereux pour l’entretien du réseau et qui ont mené à l’abandon de gares, la masse salariale a crû fortement. Enfin, cerise sur le gâteau qui montre les contradictions du système, Pépy a annoncé sa volonté forte de faire entrer la SNCF sur le marché du covoiturage. On se souvient peut-être que, voilà de nombreuses années, un des slogans publicitaires de la SNCF disait : « A nous de vous faire préférer le train ! ». Les réformes de Pépy ont eu pour effet de forcer beaucoup d’usagers à préférer la voiture pour économiser, et voilà qu’il va essayer de vampiriser un marché qu’il a créé par son impéritie. Tels sont les paradoxes de la déréglementation vue par des hauts fonctionnaires.