L’historien Jean-Noël Tardy nous donne une véritable petite somme, un imposant ouvrage de près de 700 pages, qui vise à l’exhaustivité, sur l’Age des Ombres – c’est-à-dire, comme le précise le sous-titre, les Complots, conspirations et sociétés secrètes au XIXe siècle. L’objet en est un peu trop vaste : il aurait été bon de se concentrer sur les sociétés secrètes et conspirations de gauche ou d’extrême-gauche, libérales, républicaines, communistes, voire anarchistes. Mentionner dans le même temps les tentatives symétriques de complots ultraroyalistes aux débuts de la Restauration (1815-1820 pour l’essentiel, sinon sur toute la période 1815-1830), et légitimistes sous la monarchie de Juillet (1830-1848), peut certes se concevoir, mais une approche trop superficielle, noyée dans le récit du livre au milieu des actions de certains de leurs pires ennemis politiques, a dispersé quelque peu le propos.
Par « Ombres », il faut entendre les sociétés secrètes, à vocation insurrectionnelle, qui se structurent à partir de 1815 sous la forme de Charbonnerie, thème emprunté à certaines traditions italiennes, aux confréries occultes se réunissant dans les forêts profondes, lieu de fabrication du charbon de bois par les charbonniers – dont ces confréries tirent leur nom. Au début du XIXe siècle, en Europe continentale, le charbon de bois est encore beaucoup plus employé que le charbon de terre. Le terme Charbonnier étant peu utilisé pour désigner un membre de ces confréries, l’ouvrage s’en tient à l’italianisme Carbonaro. Les Charbonneries connaissent de multiples ramifications, dissolutions, réformes, et subsistent sous ce terme au moins jusqu’à l’avènement de la Deuxième République. A cette famille des Charbonneries se rattachent les sociétés secrètes, aux noms différents, mais d’idéologies proches sinon franchement identiques, avec des termes issus du vocabulaire maçonnique ou révolutionnaire – très proche : les Familles, les Jeunes Européens, les Sociétés des Fleurs, les Sociétés des Droits de l’Homme, les Sociétés des Egaux, les Sociétés des Progrès, les Sociétés Révolutionnaires.
De ces Ombres charbonnières s’émancipent dès les années 1830-40 les Ombres socialistes ou communistes, avec, au premier plan, celles rivales des Saint-Simoniens, et les Icaries. Elles s’en distinguent par leur volonté d’envisager des partages autoritaires et « équitables » des biens, voire de supprimer la propriété privée et de la remplacer par la propriété collective, ce qui constituait une abomination pour la Charbonnerie bourgeoise qui sacralisait la propriété privée des origines ; elles ont aussi une tendance à l’autoritarisme, tandis que la Charbonnerie initiale ne jure que par la « Liberté » ou les libertés.
Mais peut-on dire que ces Ombres ont réellement influencé notre Histoire ?
L’âge des Ombres, une étude essentielle pour comprendre le XIXe siècle français et européen
Le livre est particulièrement intéressant pour la masse de données qu’il propose sur un sujet essentiel, et assez occulté de fait, et qui permet au lecteur de mieux comprendre le XIXe siècle. En effet, en 1815, avec la restauration de « pouvoirs légitimes » en Europe, de monarchies traditionnelles rétablies avec leurs dynasties historiques, comme les Bourbons en France, le cycle historique des bouleversements sociétaux majeurs lancés en France et dans toute l’Europe occidentale par la Révolution française (1789-1799) paraît, en apparence, refermé par le triomphe des principes du Trône et de l’Autel, avec en outre une restauration parallèle du rôle social majeur du christianisme sur les sociétés.
Pourtant, en 1905 – car le XIXe siècle s’étale plutôt sur la période 1815-1905, voire 1815-1914 –, la République n’est absolument plus menacée en France ; l’Eglise est dès lors séparée de l’Etat, c’est-à-dire chassée du champ social, par la force, y compris au sein des fondations charitables enseignantes ou hospitalières.
Ainsi, les héritiers de la Révolution française l’ont donc emporté, en recourant largement à la lutte souterraine, sous des régimes hostiles ou méfiants, et ce jusqu’en septembre 1870 et l’effondrement du Second Empire (1852-1870). A ce moment-là, c’est-à-dire à l’automne 1870, ou en 1875 au plus tard, la République s’officialise et n’est plus efficacement contestée. Le socialisme se sépare alors nettement du libéralisme républicain – pleinement et totalement, pour ce qui est de la France, à partir de l’épisode sanglant de guerre civile de la Commune de Paris (1871). Mais, du fait de cette lutte commune de plusieurs décennies contre les principes sociaux conservateurs que sont la monarchie et la religion, subsiste toujours un fonds commun, une possibilité de coalition en un « front populaire » ou « front républicain », suivant les périodes et les nécessités, contre les résurgences, du reste largement ou totalement imaginaires, de quelque péril réactionnaire qui prétendrait revenir sur leur victoire du XIXe siècle. La seule tentative vraiment réactionnaire en ce sens au XXe siècle aura été l’épisode du régime dit de Vichy (1940-1944), derrière le maréchal Pétain, qui représente de ce fait, et encore aujourd’hui, un repoussoir absolu dans les médias désinformateurs.
Ainsi, Jean-Noël Tardy sort-il de l’oubli ces éléments de l’histoire de notre pays, éléments qui, en soulignant ce mode de lutte politique du complot révolutionnaire, élaboré dans le cadre de sociétés secrètes, en permettent une meilleure compréhension. Peut-être le propos n’est-il pas absolument fluide, et manque-t-il parfois de hiérarchie, car, dans le foisonnement impressionnant des idées et de leurs expressions diverses, il n’est pas toujours facile d’en suivre le fil… Toute distraction du lecteur lui est donc fatale. Mais, précisément, cette impression d’hydres aux têtes infinies, qui repoussent dès qu’elles sont coupées par la répression, donne une assez juste image du XIXe siècle. L’auteur insiste, à juste titre de façon générale, sur le rôle de force de proposition, de sociabilisation, de diffusion d’idées de ces sociétés secrètes, et, pour certaines, de leurs pendants légaux, en particulier les clubs politiques d’audience nationale, ancêtres directs des partis politiques, sous la Deuxième République (1848-1851).
Echecs des complots dans leurs ambitions immédiates, mais victoire culturelle de long terme
En général, ou pratiquement tout le temps, ces complots échouent. Toutes les sociétés secrètes sont infiltrées, souvent à des niveaux importants, par la police. L’historien a ici travaillé sur des documents d’archives de la police indiscutables, et qui écartent tout doute sur cet aspect de la question : pour cause de difficultés financières personnelles, pour des motifs de brouilleries personnelles, les traîtres renseignant les régimes conservateurs n’ont de fait jamais manqués.
Ainsi, la Charbonnerie, du moins la grande Charbonnerie à son apogée en 1820-22, n’a pas déclenché de révolution victorieuse renversant les Bourbons, pas plus que les Montagnards n’ont triomphé de Louis-Napoléon Prince-Président lors de l’épreuve de force de décembre 1851, laissant ainsi s’ouvrir la perspective de la restauration impériale. Toutefois, ces sociétés de pensée ont gagné sur le long terme la bataille culturelle : la démocratie, dangereuse utopie en 1815, même de l’avis des opposants libéraux à Louis XVIII, fait quasiment l’unanimité en février-mars 1848 ; et fait encore consensus en 1870-1871… Même les conservateurs, bonapartistes, orléanistes, légitimistes, ne jurent, très sincèrement, que par le suffrage universel. Ils croient, à tort, triompher par les élections. Ainsi, toujours battus aux scrutins nationaux après 1875, ils ne mettront pas sérieusement en danger la République, ni ne réussiront jamais à arrêter sa radicalisation croissante. Ils tendront plutôt à suivre, avec retard, le mouvement du siècle, à s’adapter, à se rallier, et ce sans guère de réussite.
Le lecteur attentif comprend la réalité de cette victoire culturelle nette, indéniable, des libéraux, puis républicains, au cours du XIXe siècle. Mais, un peu noyé dans les détails des mutations de telle ou telle sous-mouvance éphémère de la Troisième Charbonnerie marseillaise ou de la Quatrième Famille lyonnaise, M. Tardy ne dégage pas assez nettement dans son ouvrage les grands axes des mutations historiques sur plusieurs décennies, et tend à s’arrêter à l’échec manifeste de 99,95 % des complots.
Une erreur probable : l’escamotage étrange de la question de la Révolution de 1830
Pourtant, il semble bien qu’un complot politique majeur ait réussi au cours du XIXe siècle : celui du renversement de Charles X en 1830, avec la lutte armée dite des « Trois Glorieuses » (27-28-29 juillet 1830) et son exploitation. Conformément au programme des sociétés secrètes libérales, a été mise en place une monarchie libérale en lieu et place de la République, comme un rêve de long terme. Celle-ci évolue très vite à partir de l’été 1831 pour devenir libérale-autoritaire sous Louis-Philippe Ier, roi des Français, dans un souci de défense de l’ordre et de la propriété, et là aussi dans la ligne majoritaire de la Charbonnerie des années 1820. Il n’est pas difficile d’affirmer qu’il y a eu une grande peur d’improvisation dans la Révolution de 1830, et de constater que le pouvoir royal de Charles X et de son principal ministre Polignac a été, au minimum, d’une légèreté inconcevable, face aux émeutes fort prévisibles.
Les armes, les insurgés entraînés, qui se trouvent être tout de même plusieurs milliers à Paris, ne sont évidemment pas sortis de nulle part, ni d’une quelconque vertueuse indignation populaire. Tirer au fusil efficacement ne s’improvise pas en quelques minutes ; il y faut de l’entraînement. Les armes et les tireurs entraînés proviennent massivement, en réalité, des unités de gardes nationales dissoutes en 1827 pour leur loyauté douteuse envers le régime – fait qui a souvent été dénoncé comme une erreur, alors que la Révolution de 1830 justifie précisément ce manque de loyauté. L’erreur a été de ne pas avoir cherché à les désarmer en 1827, quitte à accepter, alors que le pouvoir était encore en position de force, une épreuve de quelques jours d’insurrection limitée, qui n’aurait, à ce moment-là, formé qu’une simple mutinerie.
On assiste à une préparation longue, à des campagnes de presse d’une violence rare, souvent calomniatrices, bien des mois avant juillet 1830. Constater la réussite de ce complot libéral précis de 1830 n’enlèverait rien à la thèse globale de l’échec systématique des complots. Curieusement, cette analyse d’une forme de complot réussi en 1830, qui comporte pourtant tant d’éléments sérieux, est balayée légèrement. Avec pour seul argument invoqué le fait que Louis-Philippe a eu la décence jusqu’aux « Trois Glorieuses » incluses de ne pas s’opposer publiquement à son cousin, ni, surveillé du reste par la police, d’intriguer à la manière des Grands sous Louis XIII ; il a su se laisser convaincre sans aucune violence intérieure après l’insurrection. Cette dernière a comporté une part d’improvisation, sans nul doute, mais de là à en nier l’existence, il y a, à notre avis, quelque excès.
Les sociétés secrètes et la question religieuse
Pratiquement toutes ces sociétés secrètes fonctionnent jusqu’en 1840, et pour la plupart encore jusqu’à la fin du XIXe siècle, sur le modèle maçonnique, avec ses rituels stricts, et très largement ses valeurs, dont un déisme obligatoire. Ce déisme conduit de plus en plus explicitement au fil du siècle au rejet explicite de la « religion révélée », c’est-à-dire du christianisme, et en particulier du catholicisme.
L’auteur aurait pu définir ces sociétés secrètes, pour leur grande majorité, comme des branches particulières de la franc-maçonnerie, ce qu’il ne fait pas, du moins pas explicitement. Les relations sont certes complexes, avec des expulsions ou des infiltrations des obédiences traditionnelles. Les références chrétiennes, perverties par la franc-maçonnerie, sont de plus en plus évacuées au fil du temps, comme celle, fondamentale dans les années 1820-1830, du curieux saint patron des Charbonniers, saint Théobald.
La société secrète est décrite assez justement comme « groupe religieux de substitution ». Elle impose à ses membres de croire en un catéchisme tout autant religieux que politique, avec des articles déistes explicites, et des commandements de fraternité comprise comme une solidarité étroite entre ses membres. Les serments de haine explicite de la « tyrannie religieuse » désignent avant 1830 les « Jésuites » – concept alors très étendu –, et après 1830-32 le catholicisme en général.
A noter cette curiosité du rappel du petit schisme oublié de l’Eglise française, menée par le curé de Clichy, l’abbé Chatel, à partir de 1829-1830. Cette « Eglise française » propose une aumônerie aux premières sociétés secrètes communistes. Le lecteur regrette que ces curés rouges soient si peu étudiés, évoqués en tout juste deux pages, alors qu’ils préfigurent des attitudes courantes, et plus que discutables, aux siècles suivants. Cette « Eglise française » subit s’ailleurs dès 1836 un schisme fondant une Eglise unitarienne, dont la vision du Christ, réduit à sa personne humaine suivant les blasphèmes popularisés un peu plus tard par Renan, coïncide davantage avec les croyances métaphysiques déistes issues de la franc-maçonnerie et de la Charbonnerie.
Sous le Second Empire, la société secrète blanquiste impose quant à elle la sobriété, la renonciation à la totalité des rites maçonniques empruntés à la Charbonnerie, et prône l’indifférence métaphysique, tendant en pratique vers le matérialisme. Blanqui lui-même a beaucoup varié durant sa vie sur les questions métaphysiques, oscillant entre matérialisme et spiritualisme très bizarre – et évidemment anticatholique. De façon générale, les socialistes et communistes sont plus avancés dans le matérialisme que les libéraux. En 1862, ces membres de sociétés secrètes socialisantes président à la fondation d’une des premières fédérations de la Société de Libre Pensée, dès l’époque et encore aujourd’hui à la pointe de la lutte pour chasser Dieu de la société, voulant interdire jusqu’aux crèches. Ainsi, les sociétés secrètes accompagnent, voire provoquent, les mutations religieuses, pour le pire, du XIXe siècle en France, éloignant toujours davantage ses séides du catholicisme, promouvant le déisme, puis, pour les plus avancées, l’athéisme. Ces sociétés secrètes, qui n’ont pas pris le pouvoir par l’insurrection, ont néanmoins imposé leurs idées, préfigurant les siècles suivants, pour les mutations religieuses, ou les expériences politiques et sociales socialistes ou communistes, qui se sont révélées pour le moins hasardeuses.
Jean-Noël Tardy nous offre un ouvrage intéressant par sa masse documentaire, mais une analyse souvent trop superficielle
Ainsi l’Age des Ombres, de par sa masse documentaire, constitue un outil précis pour l’historien, ou l’amateur d’histoire. Il aurait gagné à être un peu mieux structuré, et à proposer certains développements qui manquent, des analyses plus profondes. Il incite à étudier vraiment davantage ces sociétés secrètes, essentielles à la compréhension complète de notre histoire.
Octave Thibault
Jean-Noël Tardy, L’Age des Ombres, Complots, conspirations et sociétés secrètes au XIXe siècle, les Belles-Lettres, 2015, 35 €.