C’est la thèse du Pr Rocco Pezzimenti, spécialiste des sciences politiques et de la philosophie, enseignant d’université en Italie : le pessimisme anthropologique de Luther, contrairement à la philosophie chrétienne qui voit l’homme capable de bien et d’amour du prochain, avec l’aide de la grâce divine, a « des conséquences politiques » qui permettent d’y voir « la cause de l’absolutisme moderne ». L’universitaire a répondu aux questions de Francesco Agnoli de La Nuova Bussola Quotidiana à l’heure où le Vatican multiplie les rapprochements avec les luthériens – le pape François ne prétend-il pas « fêter » avec eux les 500 ans de la rupture de Luther avec Rome ?
« Le pessimisme anthropologique est à la racine de la pensée qui va de Machiavel à Hobbes, en passant par beaucoup d’autres. Il est réellement curieux que la Renaissance, et tout le début de la modernité en général, fassent preuve d’un optimisme quasi débridé qui envahit les sciences et les arts dans leur ensemble, mais ne parviennent pas à donner en politique cette centralité qu’il reconnaît à l’homme dans tous les autres champs du savoir. La réflexion politique des XVIe et XVIIe siècles en Europe continentale, ainsi que d’une bonne part du XVIIIe, est imprégnée d’un pessimisme aigu, fruit d’un climat d’insécurité croissant, qui provoque des réflexions utopistes ou absolutistes », explique le Pr Pezzimenti.
L’anthropologie de Luther a donné le pouvoir de l’Eglise à l’Etat
Contrairement à ce que l’on croit d’ordinaire, il faut en chercher la cause dans « toutes les Réformes qui ont rompu cette unité idéale sur laquelle reposait l’Europe depuis des siècles ». La suspicion réciproque et l’insécurité seraient ainsi à l’origine de la vision selon laquelle « l’absolutisme pouvait donner sécurité et protection, même au prix du renoncement aux libertés les plus élémentaires ». « Le souverain absolu est vu dès lors comme le dieu artificiel capable d’assurer nos vies. En échange, on doit une obéissance aveugle à ce souverain. Toutes les théories sur la résistance à la tyrannie, y compris la possibilité du tyrannicide, qui ont surgi au Moyen Age, semblent avoir été oubliées d’un seul coup », explique-t-il.
Le journaliste pose la question de la soumission du pouvoir religieux au pouvoir politique obtenue par l’élimination de l’Eglise catholique et la résistance au pouvoir du pape, toutes choses qui ont considérablement augmenté le pouvoir des princes allemands. « Disons que c’est la conséquence logique l’élimination du dualisme entre politique et religion de l’Antiquité tardive du Moyen Age. En éliminant le pouvoir religieux, il ne reste que le pouvoir du prince, qui ne rencontre aucune autorité qui s’oppose à lui. Plus encore, le pouvoir politique en englobant toute prérogative de type religieux, annule même la liberté de conscience. Celle-ci, de fait, ne rencontrent plus aucune autorité qui la soutienne et elle perd toute référence d’ancrage. De cette manière, on élimine même la possibilité de l’objection de conscience », répond Pr Pezzimenti.
Les conséquences politiques de la Réforme
Il y eut ainsi du temps de Luther la révolte des paysans dont le réformateur approuva la répression violente, puisqu’il y voyait une rébellion contre les principes même de sa Réforme. Il lui fallait le « monopole de la rébellion contre la papauté », estime l’universitaire, sans se rendre compte que sa rébellion contre le pape allait justifier aussi la rébellion contre ses propres idées. « Ce fut l’origine de toutes les sectes qui détruisirent irrémédiablement l’unité du christianisme », souligne-t-il.
A la question du journaliste sur la contradiction entre le principe du libre examen et la prétention de Luther selon laquelle il n’admettait pas que sa doctrine puisse être jugée, « même par les anges », ajoutant : « Celui qui ne reçoit pas ma doctrine ne peut être sauvé », Rocco Pezzimenti répond que cet « hyperdogmatisme » du libre examen correspond à la définition de celui-ci comme le libre examen de Luther, exclusivement : en accepter d’autres « signifierait que d’autres puissent le juger, lui et sa doctrine ». « Paradoxalement, Luther veut pour lui ce privilège qu’il entend ôter à l’Eglise », au service d’une doctrine fondée non plus sur la tradition apostolique mais sur sa propre rébellion.
En fait, souligne le professeur, Luther n’était pas un homme de la modernité : sa Réforme contestait au contraire « une Eglise devenue trop moderne, qu’il fallait ramener à ses origines ». « Elle était en phase avec son temps et c’est ce que Luther n’aimait pas », juge-t-il.
L’absolutisme favorisé par la rupture avec Rome a contribué au nazisme
« Au niveau géopolitique les effets de la Réforme ont été dévastateurs. Ils n’ont pas seulement été à l’origine d’une rupture en Europe qui a entraîné près de deux siècles de guerres de religion, mais cette fracture a fini par avoir des répercussions dans le monde entier, en raison de la pénétration coloniale des puissances européennes sur les autres continents » : Pezzimenti n’hésite pas à voir dans le luthérianisme la source du « fil rouge » de l’absolutisme qui s’est exprimé de la manière la plus radicale dans les pays où la fracture entre les catholiques et les réformés a été la plus importante, l’Allemagne par exemple. Celle « d’où sont venus les prémisses théoriques des totalitarismes contemporains ». « Je ne peux oublier ce que l’historicisme dialectique, par sa rigidité et son intolérance, a signifié pour la culture contemporaine. »
Il ose donc dire que la montée du nazisme en Allemagne s’est appuyée au moins partiellement sur l’idée que « Luther était le prototype de la nation allemande » – même si toute la culture allemande ne se résume pas à cela, loin s’en faut, précise-t-il. Mais « nier ce lien reviendrait à soutenir que Hitler fut le résultat du hasard ou d’un miracle pervers. En politique, je ne crois ni en l’un ni en l’autre. »