Le gouvernement des juges a encore frappé. La Haute Cour de Londres a décidé ce jeudi matin que le gouvernement n’a pas le pouvoir de déclencher l’article 50 en vue de quitter l’Union européenne sans passer d’abord par le Parlement pour y obtenir un vote favorable des représentants du peuple britannique. On savait que le Brexit, voulu par une majorité des sujets de Sa Majesté, n’allait pas passer comme une lettre à la poste, preuve en est que la procédure n’est pas déclenchée plus de quatre mois après le référendum. Mais on n’imaginait pas que trois hommes, trois magistrats, allaient lui mettre à ce point des bâtons dans les roues. Au Royaume-Uni, c’est un véritable choc.
Pour Nigel Farage, figure de proue du parti de l’indépendance britannique, UKIP, réagissant quelques minutes après que la nouvelle eut été diffusée, on s’achemine vers un déni de la volonté du peuple : « J’ai peur que nous ne soyons au bord d’une trahison. Hier soir, lors des Spectator Parliamentary Awards, j’ai eu le net sentiment que notre classe politique, qui était là en force, n’accepte pas le résultat du référendum du 23 juin. Je crains désormais que l’on fera tout pour bloquer ou retarder le déclenchement de l’article 50. Si c’est le cas, ils n’ont aucune idée du degré de colère publique qu’ils vont provoquer. »
Le gouvernement du Royaume-Uni prend une claque
Un peu plus tard, il répétait sa peur de voir le Royaume-Uni s’orienter vers un demi Brexit, alors que quotidiennement, il croise des élus de tous les partis qui lui semblent prêts à se résigner à ce que le Royaume-Uni fasse toujours partie du marché unique en poursuivant ses contributions financières quotidiennes : « Je pense que nous sommes peut-être au début, avec ce jugement, d’un processus constitué par une tentative délibérée et intentionnelle de notre classe politique de trahir 17,4 millions d’électeurs. »
La classe politique tout entière ? Theresa May y compris ? L’avenir le dira. Pour l’heure, elle est vent debout contre le jugement.
Les trois juges, Lord Justice Sales, le Maître des Rôles Sir Terence Etherton et le Lord Chief Justice, Lord Thomas, ont estimé dans leur décision que Theresa May ne peut prétendre utiliser la prérogative royale qui est la part de pouvoir exécutif direct du souverain britannique, et dont l’exercice lui échoit, sous peine de méconnaître les droits du Parlement. Ce qui a fait dire à la parlementaire travailliste Jess Phillips, dans un tweet cinglant : « Les Vote Leave ont dit qu’ils voulaient voir les cours du Royaume-Uni reprendre le contrôle. Eh bien, voilà. » Mais c’est une pirouette. La volonté des juges est évidemment de reprendre les choses en main face à une décision populaire on ne peut plus claire.
Pour la Haute Cour, le Parlement doit voter sur le Brexit
Le gouvernement britannique a fait savoir son mécontentement face à la décision et a d’ores et déjà dit son intention de faire appel devant la Cour suprême du Royaume-Uni, institution récente qui devrait juger l’affaire la plus spectaculaire et la plus importante sur le plan constitutionnel depuis des générations au début du mois de décembre, selon les informations du Telegraph. Si elle confirme la décision d’aujourd’hui, une question se pose, ironique, presque saugrenue : le gouvernement May pourra-t-il porter l’affaire devant la Cour de justice européenne ? Peut-on imaginer que celle-ci soutienne le droit du peuple britannique face à une décision constitutionnelle où les juges britanniques devraient avoir le dernier mot, en toute souveraineté ?
Comme l’a dit un porte-parole du gouvernement : « Le gouvernement est déçu par le jugement de la Cour. Le pays a voté en vue de quitter l’Union européenne lors d’un référendum approuvé par un acte du Parlement. Et le gouvernement est déterminé à respecter le résultat du référendum. Nous ferons appel de ce jugement. »
Le fait de passer devant le Parlement pose en effet plusieurs problèmes. Le premier, le plus évident, le plus spectaculaire, consiste en un véritable déni de démocratie puisque la décision du peuple pourrait être théoriquement retournée ou vidée, au moins partiellement, de sa substance. Les partisans du maintien au sein de l’Union européenne n’ont eu de cesse de vouloir peser sur le processus en intervenant dans le cadre des négociations dont, à l’heure actuelle, les contours n’ont pas été fixés par le gouvernement. Brexit dur ou Brexit mou ? En donnant la main au Parlement, on ouvre la porte à une telle édulcoration du processus que le vote n’aura servi à rien.
Le Brexit et l’article 50 ne relèvent pas des prérogatives royales, selon la Haute Cour
Cela dit, la décision d’aujourd’hui met en évidence le manque de clarté du gouvernement à propos de ce qu’il compte obtenir à travers la mise en œuvre de l’article 50 : si le jugement de la Haute Cour est confirmé, il lui faudrait présenter un livre blanc avec des les éléments précis pour faire valider son plan de négociation – si le Parlement veut bien aller dans cette direction.
L’affaire est intéressante : à l’heure où de nombreuses décisions exécutives à travers le monde, et notamment aux Etats-Unis et en France, y compris pour des entrées en guerre, se font au mépris des droits des représentants du peuple, on a ici le scénario inverse, des juges qui décident enfin d’affirmer les droits d’un Parlement… mais contre la volonté clairement exprimée du peuple que celui-ci est supposé représenter.
Le deuxième problème, d’ordre conjoncturel, est que Theresa May ne dispose pas d’une majorité suffisamment large pour pouvoir s’assurer un acte favorable à son plan, quel qu’il soit. Aussi la presse britannique commence-t-elle à parler d’élections anticipées qui seraient indispensables politiquement au cas où le Parlement doive s’exprimer sur le Brexit. En tout état de cause il faudrait au Premier ministre mener de front la mise à plat de la négociation et les opérations de séduction envers les parlementaires conservateurs hostiles au Brexit.
Côté travailliste, on a affaire au scénario où de nombreux élus, tel Ed Miliband, qui ont milité pour le maintien dans l’UE, représentent des circonscriptions qui ont massivement voté pour le Brexit : comment voteront-ils face à la proposition de déclencher celui-ci ?
Le Parlement contre le peuple pour édulcorer son vote sur le Brexit
L’affaire se complique encore dans la mesure où la Haute Cour d’Irlande du Nord a pris une décision exactement inverse il y a peu.
La crise constitutionnelle est bien là. Iain Duncan Smith, ancien Secrétaire au travail et aux pensions, l’a résumée ainsi, parlant du référendum : « Il n’appartient pas aux cours de dire au Parlement ou au gouvernement, à ce stade, comment fonctionne le processus. Il ne s’agit pas d’un avis consultatif. Il est absolument clair que la décision était une décision contraignante. Que sommes-nous en train de demander ? Nous demandons que le Parlement ait la possibilité de renverser cette décision prise par le peuple britannique. C’est une crise constitutionnelle : il s’agit littéralement de mettre le Parlement dans la balance contre la volonté du peuple. »
Comment l’affaire est-elle venue devant les juges ? La cour a été saisie par une femme d’affaires, Gina Miller, par un coiffeur d’origine espagnole, Deir dos Santos, et par le People’s Challenge Group financé par une opération de crowd-funding. Mme Miller prétend ne pas vouloir renverser la décision du référendum mais simplement faire établir que seul le Parlement peut prendre une décision qui aboutira à lui faire perdre des « droits » que lui accorde la loi de l’Union européenne. « Ce que nous disons, très simplement, c’est qu’on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Il ne faut pas parler de récupérer un Parlement souverain, de récupérer le contrôle, et puis tenter de le court-circuiter », a-t-elle déclaré. Le contraire, soutient-elle, ressemblerait à une dictature, où n’importe quel gouvernement, n’importe quel premier ministre pourrait spolier les droits du peuple sans consulter le Parlement. » Parce qu’ils ne le font jamais ?
Décidément, cette femme a l’art consommé de la dialectique et du sophisme…