“Dignitas Infinita”, un entretien exclusif avec Mgr Athanasius Schneider sur la dignité humaine

Athanasius Schneider Dignitas Infinita
 

La déclaration Dignitas Infinita du Dicastère pour la Doctrine de la foi sur la dignité humaine, publiée en avril, pose de multiples problèmes que nous avons détaillés à plusieurs reprises. Dans son Compendium de la foi, Credo, paru quelques mois plus tôt en anglais, puis en français, Mgr Athanasius Schneider, évêque auxiliaire d’Astana, accorde justement beaucoup d’importance à cette question de la dignité humaine, souvent utilisée de nos jours pour justifier les plus folles aberrations. Il a bien voulu préciser toutes ces questions lors d’un entretien avec reinformation.tv, que nous vous proposons ci-dessous. Il y marque avant tout la distinction à faire entre la nature humaine blessée et sa vraie dignité, qui ne peut être restaurée que par la grâce. – J.S.

 

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Mgr Athanasius Schneider répond à nos questions sur Dignitas Infinita

 

Monseigneur, la déclaration Dignitas Infinita a fait beaucoup de bruit, notamment dans les milieux plus traditionnels où beaucoup ont été presque étonnés de sa défense de la vie, sa condamnation très ferme de l’avortement, de la gestation pour autrui, de l’idéologie du genre – pas de la procréation médicalement assistée, ça n’y est pas – mais il y a aussi beaucoup d’éléments qui méritent d’être analysés. En lisant ce texte j’ai pensé à ce que vous avez écrit dans votre Compendium, Credo, sur la dignité humaine, car vous insistez beaucoup sur la possibilité de perdre cette dignité. Pourtant, vous parlez de la dignité ontologique de l’homme, ce qui est aussi le cas dans ce document. J’aimerais que vous nous disiez votre jugement au sujet ce document de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi : pose-t-il clairement les distinctions ?

Dans le contexte actuel, nous devons être contents globalement de ce document, parce qu’il condamne clairement, spécifiquement l’idéologie du genre. Il mentionne même le « LGBTI », une idéologie là aussi. En raison de cette condamnation, on devrait être content et reconnaissant. Le document condamne très clairement l’avortement, l’euthanasie, et même le transgenrisme.

Mais en même temps, il y dans ce document une tendance qui n’est pas récente, que nous avons déjà pu constater dans l’Eglise, qui consiste en une compréhension de la dignité humaine, de la personne humaine, dans le cadre d’un anthropocentrisme moderne. Ce document reflète cette tendance d’une vision anthropocentrique qui n’est pas authentiquement chrétienne.

Pourquoi ? Parce que la vision chrétienne met Dieu au centre, toujours – et le Christ. Ici, on met l’homme au centre, comme le fait l’idéologie de la franc-maçonnerie et toute la philosophie moderne. On met l’homme au centre et on fait de l’homme le critère de la vérité. Nous pouvons constater cette tendance du document d’emblée, dès le titre, car le titre est faux, il n’est pas correct. Dignitas infinita, en latin, veut dire « dignité infinie », et c’est une contradiction dans les termes, parce que l’homme, comme créature, est par définition limité, fini. Un seul être est infini : Dieu. C’est donc une dangereuse tendance que de mettre en quelque sorte la créature au même niveau que le Créateur.

Nous pouvons déjà constater cette tendance dans le document du Concile Gaudium et Spes, par exemple. C’est un petit exemple qui, souvent, n’est pas observé. On y trouve une affirmation qui est fausse même sur le plan technique. On lit au numéro 24 de ce texte du Concile que « l’amour de Dieu et du prochain est le premier et le plus grand commandement » : aimer Dieu et son prochain, ensemble. Le texte continue en parlant de ce que « l’Ecriture » enseigne, mais en référant à une citation littérale incomplète : cela est faux parce qu’on se réfère à ce passage de l’Evangile qui dit que le premier commandement est d’aimer Dieu, et que le second commandement, qui lui est semblable, est second. C’est une petite chose qui démontre déjà une tendance à mettre la créature au même niveau que le Créateur.

Dans Dignitas Infinita, nous trouvons cette tendance dans ce titre. Dogmatiquement, métaphysiquement, c’est une erreur d’attribuer une qualité infinie à la créature, à l’être humain.

Saint Thomas d’Aquin parle aussi de la dignité, mais avec un très grand soin dans l’expression. Quand il parle de dignité humaine, saint Thomas dit que seul Dieu a une dignité infinie. Mais la nature humaine de Jésus-Christ, de Dieu incarné, ajoute-t-il, est par définition aussi limitée, pas infinie. Cependant, à cause de l’union hypostatique, comme on dit dans le dogme, l’union directe, personnelle, de la nature humaine du Christ avec la seconde personne divine, on peut dire – mais pas directement – que l’humanité de Christ a une dignité infinie. Saint Thomas écrit : « On peut dire, en quelque sorte… » Saint Thomas d’Aquin était très attentif quant au choix des mots. Même au sujet de l’humanité de Jésus-Christ, unie hypostatiquement à la seconde personne divine, il affirme que c’est seulement à cause de cette union qu’on peut dire que l’humanité du Christ a une dignité infinie.

Au sujet de Notre Dame, il affirme que parce qu’elle est la Mère de Dieu, on peut dire aussi qu’elle possède « en quelque sorte » une dignité infinie, mais pas simplement, comme le dit le document, « dignitas infinita persona humanae » : la dignité infinie sans autre précision.

Le troisième cas évoqué par saint Thomas est celui de la vision béatifique. Les âmes humaines, au Ciel, par la vision béatifique de l’essence divine infinie, bénéficient, on peut dire, « en quelque sorte », d’un bonheur infini : ce bonheur infini de l’être humain au Ciel causé par la vision béatifique. Mais toujours, saint Thomas ajoute le terme « en quelque sorte », et c’est très important.

Si le document avait dit : « la dignité infinie, en quelque sorte », ou avait donné une explication au moins, ce serait correct, mais seule, cette affirmation est fausse et incorrecte.

Au sujet de la dignité humaine, il faudrait distinguer, parce que la Sainte Ecriture affirme que Dieu a créé l’homme selon son image et sa ressemblance. L’image, on ne peut pas la perdre, elle est d’ordre ontologique. Mais on peut perdre la ressemblance. C’est ce que dit le Compendium du Catéchisme publié par Benoît XVI : à cause du péché originel, l’homme a perdu la ressemblance avec Dieu. Presque tous les Pères de l’Eglise ont dit cela. Donc oui, on peut perdre la dignité de la ressemblance de Dieu, mais la dignité de l’image de Dieu, on ne peut pas la perdre.

On peut nuire à la dignité, la blesser, mais ce n’est pas la perdre. Notre dignité demeure, mais blessée. Le gnosticisme, Martin Luther, affirment au contraire que la nature humaine est complètement corrompue. C’est une hérésie. Le Concile de Trente a condamné cette hérésie de la complète corruption de la dignité de la nature humaine.

L’œuvre de la Rédemption consiste notamment en ce fait de restaurer les blessures, de restaurer ces choses qui étaient blessées. Notre vie chrétienne, et plus exactement notre dignité, consiste à chercher et à s’efforcer d’arriver davantage à la ressemblance de Dieu, dans le Christ. Toute notre vie chrétienne consiste dans ces efforts, dans ce chemin.

Il faut donc distinguer entre la dignité ontologique qu’on ne peut pas perdre et qui n’est pas blessée, la dignité restaurée par la grâce de Dieu, par les sacrements, une dignité acquise par le chemin de la sainteté, par la ressemblance à Dieu, et la une dignité accordée à certaines personnes par la mission, par la charge qu’elles ont reçue par Dieu, comme celle du prêtre.

 

Ce document le fait très peu, il ne parle pas du péché originel, il ne parle même presque pas du péché : on a l’impression qu’il s’agit de la recherche d’un moyen, dans un monde sans Dieu, de condamner certaines pratiques, comme l’avortement, mais aussi la peine de mort. Pour ce qui est du respect de la vie humaine, le fondement de la dignité mal définie est-il suffisant ? Dans un monde sans Dieu, peut-on d’ailleurs affirmer qu’il ne faut pas tuer ?

Si manque le fondement du Créateur, il n’y a pas de fondement de la dignité humaine. C’est pour cette raison que nous avons vu dans l’histoire tous les mouvements idéologiques de totalitarisme et de comme le nazisme, le communisme, parce que l’Etat n’avait pas ce fondement du droit naturel et du créateur. Ils ont donc redéfini ce que veut dire la dignité humaine. Hitler avait fait une nouvelle définition, les communistes en avaient fait une autre. Je me rappelle que les Soviétiques avaient dit que la dignité humaine consiste à être de fidèles adeptes de l’idéologie du communisme, à construire le nouveau règne du prolétariat.

Aujourd’hui, nous avons une chose semblable avec l’idéologie globalisée du genre qui dit que la dignité consiste à s’adapter à l’esprit de cette idéologie. Si vous ne l’acceptez pas et si vous ne la défendez pas, vous n’êtes pas digne… Mais on ne peut pas admettre que la dignité consiste à reconnaître et accepter des choses qui sont contraires à la raison, au sens commun, à la loi naturelle.

C’est la démonstration que sans la foi au moins en le Créateur, selon la loi naturelle, il n’y a pas de sens à parler de la dignité humaine et à la défendre. Elle tombera dans le mouvement idéologique.

 

Le document réaffirme de manière peut-être encore plus forte l’inacceptabilité de la peine de mort. D’une part, c’est en contradiction avec l’enseignement antérieur de l’Eglise. Et deuxièmement, si on articule cela par rapport à la peine de la damnation éternelle, qui est bien pire, comment peut-on comprendre la dignité de l’homme dans cette optique ?

Oui, il y a un lien. Si nous refusons par principe la possibilité ou la légitimité morale de la peine de mort, nous devons par conséquent, logiquement, aussi refuser la condamnation éternelle, parce qu’elle est pire, parce qu’elle est la mort et aussi une souffrance éternelle – éternelle ! – de l’âme et du corps. La peine de mort n’est qu’une chose temporelle, parce qu’elle est la mort du corps seulement. Dans les deux cas, la peine de mort et la condamnation éternelle, il y a aussi la question de la réparation du mal, la question de la justice fondamentale. Bien sûr, c’est un mystère, et nous ne savons pas concrètement le nombre des personnes qui seront damnées. Mais cette réalité existe, et Notre Seigneur a dit dans l’Evangile qu’Il condamnera. Nous avons dans le chapitre 25 de l’Evangile de Matthieu cette parole du Christ : « Alors il dira à ceux qui seront à sa gauche : “Allez-vous-en loin de moi, vous les maudits, dans le feu éternel.” » Notre-Dame de Fatima a montré celui-ci aux enfants, réellement, et les enfants ont vu des personnes humaines. C’est donc une réalité.

Même la révélation divine de la Sainte Ecriture parle clairement de la légitimité morale de la condamnation à la peine de mort. Notre Seigneur même avait usé de cette comparaison : si quelqu’un scandalise un petit, il serait mieux de lui mettre une pierre autour du cou et de le couler au fond de la mer. Notre Seigneur a bien dit qu’en ce cas, il devrait être tué, puni de la mort, à cause du scandale fait au petit : un crime grave. Saint Paul aussi avait dit que l’Etat porte l’épée avec raison, c’est une expression qui désigne la condamnation à mort. C’est une parole inspirée de Dieu. Tous les pères de l’Eglise, tous les papes, ont parlé ainsi, même Jean-Paul II. Car même si Jean-Paul II était opposé à l’application de la peine de mort, il avait quand même affirmé que la peine de mort est, en principe, légitime ; mais qu’on ne doit pas l’appliquer dans nos circonstances actuelles. Tous les papes, y compris Benoît XVI, ont affirmé ce principe. Le magistère constant et sans rupture au sujet de la peine des morts est tellement clair que le Pape François ne peut pas s’opposer à la révélation divine, à l’Ecriture sainte et à tous ses prédécesseurs. Quant à l’application, elle dépend en effet des circonstances, mais l’application, c’est autre chose.

 

Ce document sème donc encore un peu plus la confusion. Mais se pose alors une question : la personne humaine qui est condamnée à l’enfer a-t-elle encore la dignité ontologique ?

Oui, parce que l’image de Dieu restera pour toujours. Dans le cas des damnés, elle est défigurée, dans ce monde terrible. L’existence elle-même rend un témoignage au Créateur ; même celle du diable. Dans le cas contraire, Dieu aurait dû annuler, annihiler le diable. Il existe une théorie que le pape François avait exprimée dans un entretien, en disant qu’il pense que Dieu annihilera tous les êtres humains condamnés à l’enfer, et même les démons.

Mais cela est contraire à toute la doctrine de l’Eglise, parce qu’il y a un dogme de la foi, affirmé lors d’un concile, qui dit que le diable sera éternellement condamné. Donc, l’existence de l’enfer lui-même est éternelle, sans fin. S’il y avait cette annihilation, ce serait la fin de l’enfer. Il existe une autre théorie qui est plus connue, celle de l’apocatastasis formulée par Origène. L’apocatastasis veut dire qu’à la fin du monde, à la parousie, Dieu rétablira les démons qui deviendront de nouveau de bons anges, ainsi que tous les hommes condamnés eux-mêmes. A cause de la Grande Miséricorde, il y aura comme un happy end.

Une autre théorie est celle de Hans Urs von Balthasar. L’enfer n’est pas nié – c’est un peu rusé – mais il dit que nous pouvons accepter la conviction selon laquelle l’enfer existe, mais qu’il est vide, que personne n’est en enfer.

Ce sont trois erreurs astucieuses et rusées, mais elles sont contraires à la vérité parce que Dieu est tellement juste et grand que quand Il a créé une créature, Il la laisse exister pour toujours. Je parle d’une créature douée de raison, pas de la créature matérielle, parce que la matière est par définition corruptible. Un être doué de raison, ens rationale comme le dit saint Thomas, est immortel par définition.

 

Le pire dans l’enfer, n’est-il pas d’être toujours à l’image de Dieu ?

Oui, mais une image défigurée.

 

Dans toute cette confusion où nous vivons, que pouvons-nous faire, nous, laïcs ? Est-il important de se battre aussi pour ces vérités-là ?

Bien sûr, parce que ces vérités de la condamnation éternelle sont essentielles. Quant à la dignité humaine, il est important d’en défendre la vérité parce que la vraie dignité humaine, c’est la vraie base ; et aussi la création, la loi naturelle. Mais il n’est pas suffisant de seulement parler de la dignité et de la loi naturelle, parce que notre nature est blessée. Il faut la restauration de cette nature blessée avec la grâce du Christ. C’est toute la mission de l’Eglise, qui consiste à transmettre la grâce pour restaurer la beauté, la dignité de la nature humaine. Pour cette raison, l’Eglise traditionnelle, tous les moyens traditionnels de la foi, de la liturgie, des sacrements sont exactement les moyens les plus efficaces qui apportent une contribution plus efficace pour restaurer la beauté de la dignité humaine.

Pour cette même raison, nous devons prêcher l’Evangile aux personnes et aux peuples non chrétiens, afin qu’eux aussi puissent avoir le bonheur de cette restauration, cette réformation de la dignité humaine dont la liturgie parle dans le rite traditionnel de chaque messe. Quand le prêtre met une goutte d’eau dans le Calice, il dit : « O Dieu, qui avez admirablement fondé la nature humaine et l’avez restaurée plus admirablement encore… » C’est en cela que consistent toutes les questions de réforme. On parle des réformes de l’Eglise, des réformes des mœurs, etc. La vraie réforme consiste exactement en ce fait de réformer la dignité blessée par le péché, par moyen de la grâce du Christ.

 

Propos recueillis par Jeanne Smits