“Dignitas infinita” : une vision naturaliste de l’homme (I)

Dignitas infinita vision naturaliste
 

Après la présentation, aujourd’hui à Rome, de la Déclaration sur la dignité humaine, Dignitas infinita, les réactions les plus fréquentes y compris dans les milieux dits conservateurs se focalisent sur son rappel de l’interdiction de l’avortement, de la gestation pour autrui, de l’euthanasie, du suicide assisté, de la théorie du genre et du changement de sexe, sans compter son plaidoyer pour le respect des handicapés. Rien de cela n’est nouveau, ou ne devrait pas l’être. Ce qu’il convient d’analyser, en revanche, ce sont l’argumentation déployée, les principes affirmés. Comme on pouvait s’y attendre, la Déclaration Dignitas infinita (« infinie dignité ») s’inscrit, malgré nombre d’affirmations traditionnelles, dans la continuité d’une vision naturaliste de l’homme. S’il cite abondamment Vatican II, Paul VI, Jean-Paul II, Benoît XVI et – surabondamment – le pape François, le magistère des papes antérieurs est à peu près absent.

Fruit de cinq ans de travail et d’allers-retours devant la Section Doctrinale de la Congrégation pour la Doctrine de la foi (devenu Dicastère placé désormais sous la houlette du cardinal Victor Manuel « Tucho » Fernandez), les versions française et anglaise de l’introduction rédigée par ce dernier évoquent étrangement « l’infinie et inaliénable dignité due à tout être humain », comme si la dignité pouvait être un « dû ». En italien, on lit spetta (« appartient ») ; en espagnol corresponde. Drôle de travail… Mais c’est surtout le terme « infini » qui interpelle, même s’il a d’abord été utilisé par Jean-Paul II en relation avec le respect dû « à des personnes souffrant de certaines limitations ou handicaps ». La dignité infinie, en effet, n’appartient qu’à Dieu, et c’est au nom de Dieu qu’il nous faut respecter la vie humaine qu’Il a créée et qui lui appartient – et notamment celle des « plus petits » d’entre les siens…

 

Dignitas infinita oublie les Dix Commandements

Dans un tel contexte, le cardinal Fernandez écrit très logiquement dans son introduction que dans Fratelli Tutti « le pape François a voulu souligner avec une insistance particulière que cette dignité existe “en toutes circonstances”, invitant chacun à la défendre dans chaque contexte culturel, à chaque moment de l’existence d’une personne, indépendamment de toute déficience physique, psychologique, sociale ou même morale ». Même morale ! Le criminel, le génocideur, l’adorateur du diable, et pourquoi pas l’âme damnée bénéficieraient-ils toujours de cette « dignité infinie » ? Mieux, selon Fernandez, cette « vérité universelle que nous sommes tous appelés à reconnaître » est une « condition fondamentale pour que nos sociétés soient réellement justes, pacifiques, saines et, en fin de compte, authentiquement humaines ». Le respect de la loi naturelle se serait-il évaporé, la pertinence des Dix Commandements ne serait-elle plus la même ? Dieu a choisi de rappeler explicitement à l’homme cette charte qui indique à chaque être humain les devoirs qui s’imposent à tous, et qui conditionnent la justice et la paix. Le langage de la « dignité », qui fonderait les « droits », fait autre chose. Il considère l’homme sacré, inconditionnellement sacré, et non plus Dieu, même lorsqu’il s’appuie sur la création de l’homme à l’image de Dieu (ce qu’il ne fait pas toujours !), et aboutit finalement, comme on a pu l’écrire, à sacraliser n’importe quel désir de l’homme.

Disons-le d’emblée, Dignitas infinita ne va pas jusque-là. Mais pour autant la construction intellectuelle qu’échafaude la Déclaration est posée sur le sable de la confusion moderne qui dissocie les « droits de l’homme » aussi bien de ses devoirs que des droits de Dieu. Le phénomène n’est pas nouveau, mais ici, il s’aggrave.

Ainsi le premier paragraphe de la Déclaration affirme-t-il :

« Une infinie dignité, inaliénablement fondée dans son être même, appartient à chaque personne humaine, en toutes circonstances et dans quelque état ou situation qu’elle se trouve. Ce principe, pleinement reconnaissable même par la seule raison, fonde la primauté de la personne humaine et la protection de ses droits. L’Eglise, à la lumière de la Révélation, réaffirme et confirme sans réserve cette dignité ontologique de la personne humaine, créée à l’image et à la ressemblance de Dieu et rachetée dans le Christ Jésus. »

Par sa formulation absolue, qui affirme « la personne humaine », en tant que telle, « rachetée dans le Christ Jésus », Dignitas infinita passe à côté du fait que si Notre Seigneur a versé son sang « pour un grand nombre », et qu’Il veut le salut de tous, tous les hommes n’acquièrent pas cette dignité de rachetés, et peuvent au demeurant la perdre par le péché mortel.

Diane Montagna, journaliste à Rome, a précisément posé la question de l’enfer, et celle du péché originel qui a fait perdre à Adam et Eve et à leur descendance la dignité de la « ressemblance à Dieu », lors de la conférence de presse donnée ce lundi par le cardinal Fernandez. Celui-ci a répondu : « Le pape François l’a souvent dit : l’affirmation sur la possibilité de la condamnation à l’enfer est surtout une espèce de culte à la liberté humaine ; que l’être humain puisse choisir, que Dieu veuille respecter cette liberté même s’il s’agit d’une liberté limitée, et même si elle est parfois une liberté obscure, et même malade… Mais que Dieu veut respecter. Voilà pour le principe. Après, la question que se pose le pape François est qu’avec toutes les limites qui existent véritablement dans notre liberté, l’enfer ne serait-il pas vide ? Voilà la question que pose parfois le pape François. »

 

La vision naturaliste ouvre la perspective sur « l’enfer vide »

Voilà qui lèverait en effet la difficulté, tout en dévaluant la Passion du Christ dont on se demande pourquoi Il a choisi de tant souffrir pour le salut des hommes, et qui rejoint un optimisme très « XXe siècle » au sujet de l’humanité déchue, malgré ses sommets d’horreur totalitaire, et malgré, surtout, le rejet systématique par une grande partie de l’humanité, un par un, des Dix Commandements évoqués plus haut.

Au sujet du péché originel, le cardinal Fernandez a déclaré que « même » celui-ci n’avait pas porté atteinte à la « dignité ontologique » de l’homme qui « demeure toujours ». De fait, la Déclaration affirme en son numéro 7 :

« Le sens le plus important est celui de la dignité ontologique qui concerne la personne en tant que telle par le simple fait d’exister et d’être voulue, créée et aimée par Dieu. Cette dignité ne peut jamais être effacée et reste valable au-delà de toutes les circonstances dans lesquelles les individus peuvent se trouver. Quand on parle de dignité morale, on se réfère plutôt à l’exercice de la liberté de la créature humaine. Celle-ci, bien que dotée d’une conscience, reste toujours ouverte à la possibilité d’agir contre celle-ci. Ce faisant, l’être humain adopte un comportement “indigne” de sa nature de créature aimée de Dieu et appelée à aimer autrui. Mais cette possibilité existe. Et ce n’est pas tout. L’histoire témoigne que l’exercice de la liberté contre la loi de l’amour révélée par l’Evangile peut atteindre des sommets incalculables dans le mal infligé à autrui. Lorsque cela se produit, on se trouve face à des personnes qui semblent avoir perdu toute trace d’humanité, toute trace de dignité. A cet égard, la distinction introduite ici nous aide à discerner précisément entre l’aspect de la dignité morale qui peut effectivement être “perdue” et l’aspect de la dignité ontologique qui ne peut jamais être annulée. Et c’est précisément à cause de cette dernière que l’on doit travailler de toutes ses forces pour que tous ceux qui ont fait le mal se repentent et se convertissent. »

Le paragraphe 9 précise que la dignité ontologique se situe « au niveau métaphysique de l’être lui-même ». En fait, la Déclaration évacue totalement la question de la « dignité morale » de l’homme. Or s’il est bon de souligner la bonté de l’être, s’il est bon de montrer que Dieu a créé tous les hommes par amour, et s’il est vrai que nous devons aimer nos prochains comme nous-mêmes, mais « à la manière » de Notre Seigneur, en voulant leur bien et leur salut jusqu’au sacrifice de nous-mêmes, on arrive dans la Déclaration à une sorte de systématisation et d’« égalitarisation » de la dignité par la confusion des plans, par l’oubli de la distinction pourtant affirmée.

 

Dignitas infinita : chaque être humain est « inviolable dans sa dignité »

Ainsi lit-on au paragraphe 11 : « Etre créés à l’image de Dieu signifie donc posséder en nous une valeur sacrée qui transcende toutes les distinctions sexuelles, sociales, politiques, culturelles et religieuses. Notre dignité nous est donnée, elle n’est ni revendiquée ni méritée. Chaque être humain est aimé et voulu par Dieu pour lui-même et est donc inviolable dans sa dignité. » C’est ainsi que l’on aboutit à proscrire la peine de mort (mais alors pourquoi pas non plus la prison qui prive l’homme de sa liberté ?) comme on le verra plus loin dans la Déclaration.

Curieusement, ce paragraphe 11 dit au sujet de l’homme et de la femme qu’ils sont « appelés à prendre soin du monde et à le nourrir ». Et non à « remplir » la terre et à la « soumettre ». Alors que c’est la terre, et tout ce qu’elle contient, qui ont été créés pour servir l’homme et le nourrir…

Le paragraphe 13, qui expose sommairement la notion de dignité pour aboutir au « personnalisme » du XXe siècle, est surtout intéressant par sa note de bas de page :

« Certains grands penseurs chrétiens des XIXe et XXe siècles, comme saint J.H. Newman, le bienheureux A. Rosmini, J. Maritain, E. Mounier, K. Rahner, H.U. von Balthasar, et d’autres, ont réussi à proposer une vision de l’homme qui peut valablement dialoguer avec les courants de pensée de notre début de XXIe siècle, quelle que soit leur inspiration, même post-moderne. »

Von Balthasar est celui qui a théorisé l’enfer vide ; Rahner est le père de l’Eglise ouverte, démocratisée, appuyée sur les communautés de base. Emmanuel Mounier, inventeur du personnalisme, incarnait le modernisme et l’ouverture à la gauche. Jacques Maritain, d’abord philosophe thomiste traditionnel, s’est ensuite focalisé sur les droits de l’homme et la démocratie jusqu’à prendre une part active dans l’élaboration de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies de 1948. Celle-ci est citée à plusieurs reprises de manière élogieuse sans réserve dans Dignitas infinita – mais s’il est vrai qu’elle est moins radicalement révolutionnaire que la Déclaration de 1789, elle est pour autant critiquable.

Jean Madiran écrivait dans Itinéraires en juin 1986 :

« II ne devrait demeurer aucune “ambiguïté” sur les maçonniques déclarations des droits de 1789 et de 1948. A côté de quelques bons et vrais droits connus et reconnus depuis toujours, leur nouveauté caractéristique, leur dessein essentiel est de proclamer comme fondamental un droit inédit, celui de ne reconnaître ni subir aucune autorité qui n’émane expressément de la volonté populaire par le suffrage universel. C’est évidemment l’autorité spirituelle de l’Eglise qui est spécialement visée, qui est moralement détruite par ce droit nouveau. Et pourtant, la doctrine sociale catholique a décidé de ne plus entendre ce qui lui est ainsi corné aux oreilles. Elle n’a plus rien à dire contre. Elle vante les modernes “formulations des droits” comme si elle ne contestait plus ce qui est leur cœur et leur âme, la négation radicale des autorités ecclésiastiques (et aussi des autorités naturelles comme celle de l’homme sur la femme dans le mariage, et des parents sur les enfants) qui ne sont pas fondées sur le vote démocratique, légitimité nouvelle, et désormais unique. Depuis la mort de Pie XII il y a ainsi une acceptation implicite du refus maçonnique de toutes les autorités qui n’émanent pas expressément. C’est une des formes de l’“autodestruction”. »

Dans Dignitas infinita, tout part en effet de la « dignité » de la personne, même si celle-ci est rattachée à une « image indélébile de Dieu » dans l’être humain appelé « à le connaître, à l’aimer et à vivre dans une relation d’alliance » avec Lui, et « dans la fraternité, la justice et la paix avec tous les autres hommes et femmes » (n° 18).

 

La vision naturaliste dénature l’Incarnation

Le paragraphe suivant cite Gaudium et spes, affirmant qu’« en s’unissant en quelque sorte à tout être humain par son incarnation, Jésus-Christ a confirmé que tout être humain possède une dignité inestimable », la communion avec Dieu étant présentée comme la « destinée finale de l’être humain ».

Comme il n’est nulle part dans la Déclaration question de la grâce qui est nécessaire pour que les hommes puissent accéder à cette « destinée finale » qui a l’inverse du « destin », n’est pas automatique, on comprend qu’il manque au moins des mises au point. Le baptême n’est cité qu’en note, par le biais d’une citation du Catéchisme de l’Eglise catholique : « Le Christ a en effet donné aux baptisés une nouvelle dignité, celle de “fils de Dieu”. » Au contraire, le n° 21 assure : « L’Eglise croit et affirme que tous les êtres humains, créés à l’image et à la ressemblance de Dieu et recréés dans le Fils fait homme, crucifié et ressuscité, sont appelés à grandir sous l’action de l’Esprit Saint pour refléter la gloire du Père, dans cette même image, participant à la vie éternelle. » Tous les hommes. Tous. Chez le pape François, c’est un air connu, et il a d’ailleurs été rechanté lors de la conférence de presse…

Nous poursuivrons et achèverons cette réflexion demain, en retenant pour l’heure l’essentiel : Dignitas infinita, en faisant délibérément l’impasse sur la nature blessée de l’homme, en fondant tout sur la valeur de la personne, en évacuant la nécessité de la grâce, et malgré quelques affirmations contraires, se situe globalement dans la sphère de l’utopie horizontale. Mais saura sans doute séduire ceux qui y relèveront la condamnation de certaines dérives du temps.

 

Jeanne Smits