« Des âmes simples » de Pierre Adrian : la foi en clair-obscur

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Il a 25 ans et c’est son deuxième ouvrage. Son précédent, La Piste Pasolini, paru en 2015, a reçu l’année dernière le Prix des Deux Magots et le Prix François-Mauriac de l’Académie Française. Il fallait donc aller lire ces « Âmes simples » publiées aux éditions des Équateurs… La sobre couverture bleue nous plonge sur un horizon montagnard avec cette seule église au sommet, et cette croix qui surmontent la brume.
 
Qui sont ces âmes simples, ces âmes vraies que veut nous faire contempler Pierre Adrian, loin de l’abrutissement des villes et pourtant au cœur du réel… ? Qui peut se mettre en travers de cette pente inexorable de l’existence, où le vivant et l’inerte sont condamnés à glisser, à « pourrir »… ?
 
Avec un style bref et dépouillé, où s’attarde ça et là un lyrisme retenu, Pierre Adrian dessine en clair-obscur cette foi catholique qui creuse tant bien que mal son chemin dans l’aliénante modernité du monde – et s’y blesse aussi.
 

« Le monastère règne sur la vallée, autorité stable et sûre dans un paysage incertain »

 
Un roman ? Un récit plutôt. Les personnages principaux existent, à commencer par « Frère » Pierre, sa toute petite communauté (la Fraternité Saint-Norbert), et surtout son monastère de Sarrance, le plus ancien sanctuaire marial des Pyrénées. Le « je » n’est autre que l’auteur, qui passe chaque année, à la Noël, un mois dans ce refuge de Compostelle, dont la vie est encore rythmée par les offices, des matines aux complies.
 
Ces pages en sont un aperçu, doublé du fruit de sa réflexion, de sa méditation, au cœur de cette vallée d’Aspe qu’il arpente et dont il apprend à connaître les hauteurs, à la fois protectrices et dissuasives, et les gens – ces gens de la vallée que Frère Pierre, le seul curé de la région, accompagne nuit et jour, baptise, marie et enterre.
 
La vie réelle éclate sous son jour le plus vrai.
 

« L’existence est une foire »

 
Et elle n’est pas rose. Il y a chez Pierre Adrian, cette balance permanente entre la vie qu’on nous fait rêver et la vie crue, entière – entièrement vraie. Cet immense écart que la modernité nous impose, au détriment de notre intériorité, aux dépens de la Vérité, ici-bas.
 
Il nous y jette d’emblée, dès les premiers mots, avec le suicide éminemment symbolique de ce père de famille, écorché vif par le divorce qui le sépare de sa femme et de ces deux enfants qu’il doit ramener un dimanche soir sur deux – un suicide où il les entraîne, dans un geste d’ultime désespérance.
 
Il nous y confronte avec ces « camés » qui tentent de se réfugier au monastère, sans intention de se corriger. Avec ce vieux berger solitaire qui voit le crépuscule de la vie arriver et l’effroi final étreindre son cœur éloigné des autels. Avec cette femme battue à qui on avait fait miroiter le nirvana. Et cet ancien cheminot quasi mythomane qui rêve d’une reconnaissance improbable…
 
Des cœurs pris, souvent « ensauvagés », à la douleur sourde, « térébrante », parfois seulement perdus, des « paumés » de la vie comme il s’en trouve tant – peut-être ce que nous sommes tous, à des degrés divers.
 

« Grondent les hommes et leur pays. Tout, sauf les sommets »

 
Oui, en dépit de ce que nous vend l’air du temps, vautré dans l’amusement perpétuel, la soumission tous azimuts à la « grande culture mondialisée » qui n’en finit pas de nous sevrer du « biberon de l’enfant sage », la vie réelle est douloureuse.
 
Même la nature nous montre que nous ne régissons rien et que nous sommes décidément petits. Ces monts ténébreux de la vallée d’Aspe le suggèrent à chaque chapitre et Pierre Adrian, au regard aimanté, leur donne quasi la parole. Toute œuvre humaine est vouée à la disparition, in fine.
 
Il y a « cette idée qu’on ne va jamais contre la nature ». et pour cette raison, la gare de Canfranc, « cette gare aux abois », édifice monumental, envahi par les herbes folles, le fascine. « Toute idée de grandeur meurt sous des airs d’apocalypse ».
 
Que reste-t-il ? Ces êtres qui savent dire « non », à « ce monde de soi » qui paradoxalement nous empêche de nous trouver, « non », aussi, à cette finitude désespérée que semble nous renvoyer cette nature impitoyable…
 
Frère Pierre, moine prémontré, est de ceux-là.
 

« Ce lieu porte une espérance qui le dépasse (…) on y trouve la joie dans les regards »

 
Grand hommage que ce livre à un homme, à la gent monacale, qui accueille la misère d’ici-bas et transfigure notre rapport au monde. Ces « insulaires », « ces hommes de la France du dedans », remplis de paix intérieure, à la « joie complète, exclusive », dont le silence est d’or – et la parole aussi.
 
Mais ce « je » du récit, ce Pierre Adrian, où se situe-t-il ? S’il marche dans l’ombre du moine, il demeure en retrait et c’est aussi cette distance qu’il écrit dans « Des âmes simples ».Car cette foi qu’il donne à voir, en acte, il ne la possède pas.
 
« Si Dieu existe, pourquoi ne se révèle-t-Il pas aussi à ceux qui Le guettent ? Quelle iniquité… J’ai cherché, mais je ne L’ai pas trouvé ».
 

« Ma pente la plus raide sera de comprendre comment un homme seul tient ici par sa foi » Pierre Adrian

 
Il sait pourtant l’abîme de cette vie terrestre et cette mort à laquelle nous sommes tous « condamnés », qui nous dit « que la vie est anormale ». Il y a un mot qui revient sans cesse sous sa plume, le mot « pourrir » : c’est la lumière glauque du soir qui tombe, la pluie qui s’échappe du ciel troué, ce sont les hommes, même, dans leur imperfection crasse et leur ignorance de terriens… « Tout un monde qui pourrit », ici-bas.
 
Et il sait aussi le seul sursaut réellement possible sur cette terre : celui du don, de l’Amour, dans cette foi en Dieu. Une seule transfiguration possible. Une seule chose d’où découle tout le reste : « accepter d’être sauvé, rédimé ». Et Pierre Adrian revient à saint Paul : « L’amour supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout. L’amour ne passera jamais »
 
Il sait enfin que le Christ a déjà triomphé : « Voilà deux mille ans que la Mal a perdu ». Et qu’il n’y a qu’une chose : « S’essayer à vivre, avec la prière comme seul viatique ». Que cette folie terrestre est sagesse d’en haut. Que la Vierge est « la grande sœur des cœurs brisés. Celle qui tout rachète, et console ».
 
Et il est vraiment ressenti ce sentiment d’infini qui plane au moment des Complies : « Ils sont rares les instants où l’on se sentirait prêt à mourir (…) A complies, je reconnais que l’éternité s’offre à portée de main »….
 

« Des âmes simples »… « Faibles à l’espérance »

 
Tout au long de son récit, il donne à voir, il donne à admirer cette force qui vient de l’abandon en Dieu. Mais de communion et d’engagement, de compréhension complète, point. Point encore. Dans ce récit, il y a tout en même temps, la foi et la recherche de la foi – la foi et son absence.
 
Il en parle d’ailleurs comme d’une grâce qu’on reçoit, et non comme d’un raisonnement savant. « Le cérébral est l’ennemi du cœur, dit Pierre. Tu ne viendras pas à la foi par l’intelligence. Par les livres, la philosophie, la théologie ». Et n’hésite pas à traduire en mots cette demande pressante : « Monsieur le curé, nous voilà loin des églises (…) Il faut tout reprendre. Apprenez-nous à prier. (…) Loin des premiers rangs, de la piété convenue, des cancans de sacristie. Nous ne croirons pas à cette foi des volets fermés et du quolibet. Seulement, quand vous dites que Dieu est votre seule richesse, nous savons que vous ne mentez pas. Alors. Alors, apprenez-nous ».
 
Mais la distance demeure. Point de conversion. N’y aurait-il, in fine, que les saints et les camés de la vie ? Certes « la misère plongera dans la Miséricorde », mais à la mesure de la bonne volonté du pécheur, acceptant la Grâce… « Des âmes simples » dessine une foi en clair-obscur, très symbolique, finalement, de la crise spirituelle de notre monde moderne, et de cette Église catholique contemporaine que ronge un certain relativisme.
 
« Heureux celui qui attend l’heure de Dieu », finit Pierre Adrian, avec Isaïe. Heureux, aussi, celui qui sait voir et engager sa vie, à force de repentirs et d’abandons.
 

Clémentine Jallais