L’Observatoire des inégalités (ODI), organisme indépendant mais aux penchants idéologiques bien affirmés, a publié en février un article d’analyse signé de son fondateur Louis Maurin, sous ce titre saisissant : « Enseignement précoce de la lecture, creuset des inégalités sociales à l’école. » L’apprentissage de la lecture commence plus tôt en France que dans les pays scandinaves, plus « égalitaires », observe l’auteur, et il propose en substance de repousser cette discipline au CE1, afin de réduire l’écart entre les enfants de milieux sociaux plus instruits et les autres. Mais c’est une analyse qui passe à côté de l’essentiel. Une lecture façon lutte des classes, en somme !
L’écart que déplore l’Observatoire serait particulièrement élevé en France qui « figure parmi les pays où le milieu social influence le plus le niveau scolaire à 15 ans ». Et pour l’ODI, il s’agit évidemment d’une réalité intolérable.
Comment l’expliquer ? La France, assure Louis Maurin, est aussi l’un des pays « où le diplôme des parents conditionne le plus l’apprentissage précoce de la lecture » : selon les données de l’OCDE de 2019, 48,6 % des parents diplômés de l’enseignement supérieur apprennent à lire à leurs enfants avant l’entrée à l’école primaire, leur assurant une avance qui creuse le lit des inégalités sociales.
L’enseignement précoce de la lecture, un marqueur de privilège social
Le professeur de sociologie Bernard Lahire a dressé il y quelques années, pour l’ODI, un portrait désolé de cette situation, énumérant les mille manières dont une famille habituée des études longues fait entrer sa progréniture dans la culture de l’écrit. Habitudes et richesse familiale de diverses natures contribuent notamment, comprend-on en le lisant, à une familiarité précoce avec la parole, le raisonnement, le mot juste.
Et c’est justement ce qui manque aux enfants de milieu moins lettré qui entrent au CP, déplore aujourd’hui Louis Maurin. Il cite à ce propos le linguiste Alain Bentolila, pour qui c’est une véritable marotte : « À l’entrée au cours préparatoire, les enfants au vocabulaire le plus pauvre connaissent une moyenne de 500 mots environ ; ceux moyennement pourvus atteignent 1 000 [mots] ; le groupe le mieux pourvu, à peu près 2 500. Ces inégalités sont d’autant plus préoccupantes que nous savons aujourd’hui qu’un déficit grave de vocabulaire risque de perturber gravement l’apprentissage de la lecture. »
L’Observatoire des inégalités cite ce coquin d’Alain Bentolila
Ah, le coquin ! Ce fameux Pr Bentolila a écrit des livres destinés aux parents pour dénoncer le mauvais apprentissage de la lecture à l’école, tel son ouvrage de 2007, Urgence école, le droit d’apprendre, le devoir de transmettre. Il parle de lecture syllabique et des avantages des méthodes « graphophonologiques ». Mais il a collaboré à la publication de plusieurs méthodes relevant de l’apprentissage global, comme Gafi et Super Gafi, et fait aujourd’hui la promotion d’une méthode présentée comme merveilleusement progressive : J’apprends à lire avec Noisette. « On ne peut pas faire entrer un enfant dans l’apprentissage de la lecture si on ne veille pas à lui faire découvrir de façon précise les relations entre les lettres et les groupes de lettres et les sons qui leur correspondent. »
Or en feuilletant ce manuel en ligne, on s’aperçoit que l’apprentissage avec Noisette est tout sauf progressif, puisque la méthode fait « lire » des lettres non encore apprises, propose des « mots outils » appris globalement, présente les lettres muettes en grisé et sans explication sans promouvoir la conscience des terminaisons grammaticales, fait apprendre simultanément minuscules et majuscules et joue enfin sur l’apprentissage essentiellement visuel en proposant des exercices de repérage de lettres parmi des lettres non connues.
L’enseignement global de la lecture : y échapper ou succomber
Les noms « Noisette » et « Oscar » doivent ainsi être lus dès la quatrième leçon alors que l’enfant n’a été confronté qu’aux lettres a, l, i et u. Le mot « est » – dans un classique mépris des méthodes globales pour le verbe « être » – apparaît sans la moindre explication sur sa graphie.
Plus grave encore, la méthode multiplie les exercices de lecture de non-mots, ce qui au stade de l’apprentissage dissocie la lecture du sens, mais permet certes de contourner le manque de vocabulaire de certains. Est-il vraiment utile que les élèves du CP sachent lire – et vite de préférence – des non mots comme « choiga – geago – grajaupu – gigache – glachampe – mouchau – aigeonpi – eskageter – jaberluphi » ?
Ce genre d’entourloupe est fréquent dans le monde des pédagogistes qui font mine de promouvoir un apprentissage traditionnel alors même qu’ils ne font qu’habiller les procédés et les exercices les plus néfastes sous de nouveaux atours.
Cette digression n’est qu’apparente. Outre que la conscience de la situation fait sûrement partie des raisons pour lesquelles certains parents s’assurent de ce que l’apprentissage de la lecture soit acquis avant que leur enfant ne soit déformé par les méthodes proposées dans la plupart des écoles, d’où les « inégalités » constatées, il est vrai que du temps de l’apprentissage alphabétique de la lecture, rares étaient les élèves qui ne savaient pas lire à la fin du CP. Et ce même si leurs parents étaient eux-mêmes illettrés, ou dépourvus de vocabulaire.
L’Observatoire des inégalités fait tout pour perpétuer les inégalités
Y a-t-il beaucoup de parents illettrés en France ? A priori, ils sont tous passés par le système scolaire obligatoire, et devraient donc avoir un minimum de connaissances. Et si les enfants n’en portent pas de trace au CP, cela résulte a priori de deux causes : soit ils sont issus de parents immigrés non francophones, voire jamais scolarisés, soit leurs parents ne leur parlent jamais. Ce dernier scénario n’est pas exclu : on parle aujourd’hui de l’addiction des bébés aux écrans ; mais c’est une autre histoire.
Si l’Observatoire des inégalités pense régler le problème, non pas en traquant et en interdisant aux parents instruits d’apprendre à leurs enfants mais en retardant l’apprentissage de la lecture pour tous d’un an, histoire de laisser l’école d’abord développer le vocabulaire des élèves, c’est que, tout en proposant de niveler par le bas, il perpétue le mythe selon lequel les méthodes de lecture le plus souvent utilisées dans les écoles publiques et sous contrat sont réellement capables d’apprendre à lire aux enfants, et de développer leur intelligence.
Enseigner Gafi, Ratus ou Noisette en CP ou en CE1 revient de ce point de vue strictement au même !
Jeanne Smits