Les catholiques peuvent et doivent agir aussi dans la Cité temporelle, et ce non en tant qu’hommes de bonne volonté, simples citoyens, mais catholiques. Ainsi le veut la doctrine sociale de l’Eglise, trop méconnue car trop peu enseignée depuis plusieurs décennies. Toutefois, objecte-t-on souvent, dans des sociétés largement déchristianisées, les militants catholiques ne seraient-ils condamnés qu’à exercer au mieux des responsabilités locales ? Ces activités sont très estimables, mais non décisives à l’échelle des sociétés. En outre, les choses étant ce qu’elles sont, y aurait-il une fatalité à abandonner les responsabilités suprêmes à d’autres que des catholiques, au mieux les libéraux les moins anticléricaux ? N’y aurait-il pas des contre-exemples de chefs d’Etat catholiques et agissant en catholiques à l’époque moderne ?
Les derniers modèles de chefs d’Etat catholiques doivent-ils remonter nécessairement sinon à Charlemagne en l’an 800, au moins à saint Louis et au XIIIème siècle ?
UN MANQUE EFFECTIF DE CHEFS D’ÉTAT VRAIMENT CATHOLIQUES ET DÉTERMINÉS A L’ÉPOQUE RÉCENTE, MÊME SI QUELQUES-UNS S’EN APPROCHENT
Certains chefs d’Etat au XXème siècle, à défaut d’avoir une dévotion personnelle profonde, ont pu s’appuyer constamment sur l’Eglise catholique, souvent des motifs politiques conservateurs et guère religieux : ainsi le Caudillo Franco (1892-1975) a gouverné l’Espagne de 1939 à 1975 en étroite collaboration avec l’Eglise, ce qui a impliqué la reconnaissance de la nature catholique de l’Etat espagnol, des cours de catéchisme obligatoire dans les écoles publiques, l’interdiction de la propagande pour l’irréligion et les cultes non-catholiques – en particulier les mouvements prosélytes protestants américains, gênés dans leur propagande, malgré le soutien officiel de Washington. Toutefois, en raison de la politique des dirigeants de l’Eglise, et de la mode intellectuelle, Franco fait figure aujourd’hui d’épouvantail, et n’est plus revendiqué par personne ou presque. Et il faut admettre que sa foi personnelle, ou du moins sa profondeur, a été fort discutée.
Le régime de Salazar au Portugal – au sens strict de 1932 à 1968 -, un peu moins connu à l’étranger, s’est voulu lui aussi explicitement catholique, et la foi personnelle profonde de Salazar (1889-1970) elle absolument est hors de doute. Mais son régime fait aussi figure d’épouvantail aujourd’hui. Dans le fond franquisme comme salazarisme ont été des mélanges de libéral-conservatisme autoritaire du XIXème siècle et de doctrine sociale de l’Eglise ; aucun d’eux n’a essayé d’appliquer la doctrine sociale de l’Eglise de façon pure et entière.
A l’inverse, des dirigeants authentiquement catholiques, à la fin du XXème siècle ou au début du XXIème, le proclamant publiquement, avec une sincérité hors de doute, n’ont pas pu ou voulu transformer leur Etat en Etat authentiquement catholique. Ainsi Lech Walesa en Pologne, résistant héroïque au communisme dans les années 1970-1980, soutenu par une foi personnelle vive et un patriotisme flamboyant, n’a pas mis en place durant sa présidence en 1990-1995 d’Etat franchement catholique. De même ses successeurs les présidents polonais Lech Kaczynski (2005-2010) et Andrzej Duda (depuis 2015) ont toujours affirmé s’inspirer des principes catholiques, mais ils n’ont pas réussi à transformer véritablement l’Etat polonais actuel, d’essence libérale, ou même la législation. Il est certainement difficile de supprimer, ou du moins restreindre très fortement, le prétendu droit à l’avortement, soutenu par l’Union Européenne. Mais il s’agit d’un impératif moral fondamental pour un homme politique catholique, et les effets suivent rarement les annonces dans ce domaine, avec, sous des pressions politiques et médiatiques énormes certes, sans qu’il y ait toutefois péril de mort, des reculs constants des gouvernants et députés.
Les tentatives d’inspiration catholique revendiquée au Portugal, en Espagne au XXème siècle, ou en Pologne au XXIème siècle, tiennent largement malgré tout d’une volonté de compromis entre un libéralisme conservateur et le Catholicisme. Le libéralisme conservateur est certainement préférable au libéralisme pur ou au socialisme, mais il repose sur des principes différents de ceux de la Cité catholique. Outre des facteurs spécifiques à chacune de ses tentatives, les échecs peuvent peut-être s’expliquer justement par cette volonté de synthèse, de compromis, sous-entendant l’impossibilité d’une tentative de restauration de Cité catholique pure. Or, une tentative de restauration totale de Cité catholique a existé, sinon de manière très récente, du moins à l’époque moderne, avec l’Equateur de Garcia Moreno.
UN VÉRITABLE MODÈLE PEU ÉLOIGNÉ : GARCIA MORENO EN ÉQUATEUR
Gabriel Garcia Moreno (1821-1875) a été président de l’Equateur à deux reprises du 17 septembre 1859 au 31 août 1865, puis du 10 août 1869 à son assassinat le 6 août 1875. Personnalité de référence, autorité morale dans son pays, il a aussi exercé la présidence par intérim du 19 janvier au 16 mais 1869, quelques mois avant son second mandat.
Gabriel Garcia Moreno a été un modèle de piété personnelle. Il ne s’est pas contenté, après s’être posé sérieusement la question de la vocation sacerdotale, d’une forme de sanctification personnelle, même en tant que père de famille catholique. Il a voulu participer à la vie politique, afin de servir son pays l’Equateur, menacée dans son existence. Garcia Moreno, suivant les principes de la doctrine sociale de l’Eglise, n’a pas voulu respecter la distinction libérale d’usage dès son époque, non seulement en Europe mais aussi en Amérique Latine nouvellement indépendante, et pourtant alors peuplée presque exclusivement de Catholiques, entre le salut physique de son pays et son salut spirituel et moral. D’une grande douceur envers les ennemis de l’Etat, qui ont été ses ennemis personnels, il a fait preuve néanmoins d’une grande fermeté face aux oppositions multiples et d’un courage physique exemplaire. Il n’a pas hésité à de multiples reprises à participer à des combats, ou à tenter de rallier en personne des mutins armés, courant les plus grands dangers personnels, et réussissant contre toute attente dans sa mission.
L’Equateur est le plus petit des Etats d’Amérique Latine. Il s’étend, à l’époque de Garcia Moreno, sur le double de la superficie actuelle, soit à l’époque la taille de la France métropolitaine. Le Pérou s’est emparé en 1942 de l’essentiel de l’Amazonie équatorienne, vaste territoire, peu densément peuplé mais potentiellement riche en ressources naturelles. Durant son premier siècle, le territoire équatorien a été fortement menacé d’éclatement entre un haut-plateau andin densément peuplé, comportant la capitale Quito, et une plaine côtière méridionale humide, marécageuse, abritant le port national de Guayaquil. L’axe Guayaquil-Quito est dès l’origine essentiel à la survie politique et économique de l’Equateur. Sous sa présidence Garcia Moreno a d’ailleurs eu comme politique prioritaire de travaux publics la reconstruction moderne, droite et large, de cette route.
Après une période d’instabilité de deux ans marquée par la cohabitation de plusieurs gouvernements concurrents, Gabriel García Moreno, chrétien et conservateur, a réunifié le pays en 1860, en chassant de Guayaquil, par la force de son verbe et les armes à la main – sans guère s’en servir – le général Franco, qui était soutenu par le dictateur péruvien Castilla.
Devenu président, il a réformé progressivement la République selon les préceptes de la « royauté sociale du Christ-Roi ». García Moreno est parvenu à rétablir l’ordre public dans le pays et à améliorer la situation des finances publiques. Sa bonne gestion, indiscutable, dans le domaine temporel, a permis une période de relative prospérité au pays durant une quinzaine d’années. Il s’est appuyé sur l’Église catholique, avec laquelle il signa un concordat généreux pour les droits de l’Eglise, à contre-courant de son époque où les concordats étaient généralement compromis par un encadrement par l’Etat des activités de l’Eglise – sur le modèle du Concordat napoléonien de 1801 et de son interprétation restrictive des Articles Organiques de 1802. Il a façonné la Constitution de 1869, donnant un modèle, et un modèle applicable de République catholique. Du fait du caractère catholique de l’Etat, les cultes autres que le Catholicisme, et donc la Franc-Maçonnerie – société secrète internationale anticatholique – ont été explicitement interdits.
Garcia Moreno a su rester simple, modeste, accessible à tous. Il a recherché des solutions de bon sens pour toutes les questions politiques, toujours à la lumière de la doctrine de l’Eglise. Ainsi, il a fait appel à une immigration allemande catholique, devant renforcer et le niveau technique de la population et la profondeur de la composante catholique. Cette approche témoigne encore pour notre époque d’une sagesse certaine sur la question migratoire. Il a aussi lutté contre les cultes indigènes, à rebours des modes actuelles, y voyant des régressions paganisantes andines, mettant en péril les âmes, provoquant la stagnation culturelle, et minant la Nation équatorienne.
Garcia Moreno est mort assassiné en 1875. L’assassin a été manipulé de la façon la plus claire par la Franc-Maçonnerie. Cet assassinat est l’un des crimes les plus évidents et moins niables exécutés ou commandités par la Franc-Maçonnerie au cours des siècles.
De nombreux Équatoriens, et catholiques convaincus au-delà de son pays, ont vu de son vivant en Garcia Moreno un exemple à suivre pour le rétablissement du règne du Christ-Roi dans la Cité. Sa politique a été citée en exemple par différents papes, à commencer par Pie IX et Léon XIII. Suite à sa mort en 1875, le pays a renoué avec une période d’instabilité politique jusqu’à l’arrivée au pouvoir d’Eloy Alfaro, qui a liquidé en douceur, mais en quelques mois ou années au plus, l’héritage exceptionnel de Garcia Moreno.
UNE INTÉRESSANTE BIOGRAPHIE DE GARCIA MORENO RÉÉDITÉE
Dans de nombreux ouvrages catholiques militants, Gabriel Garcia Moreno est souvent mentionné, et à juste titre, comme le modèle pour l’époque moderne du président catholique. Mais ne lui sont consacrées que quelques lignes, au mieux quelques pages. De ce fait, le président équatorien demeure bien souvent un demi-inconnu.
Aussi faut-il saluer l’initiative des éditions Clovis, qui viennent de rééditer la biographie de Garcia Moreno par Augustin Berthe. Elle date des environs de 1900, et le poids du contexte historique immédiat se sent, tout comme peut étonner son style très particulier, typique du combat catholique intransigeant du XIXème siècle. Précisément, ce contexte historique possède un intérêt en soi ; nous ne développerons pas ici, car ce n’est pas le sujet central, mais la France est à la veille de la Séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905, et la Papauté est considérée comme captive dans Rome, après l’annexion par la force de la Ville-Eternelle par le récent Etat italien unifié (1861) en septembre 1870. Certaines phrases sentent aussi l’espagnol traduit, ce qui montre l’usage consciencieux de sources de première main.
La démarche suivie est celle de l’hagiographie, au sens premier, le récit de la vie d’un saint. Parfois, le biographe, Augustin Berthe, exagère en excusant systématiquement toutes les petites fautes – quel homme n’en fait pas ? – commises par son héros ; quelques réactions de colère chez un jeune homme d’une vingtaine s’expliquent naturellement sans qu’il faille les trouver nécessairement bonnes ou non-peccamineuses en soi. Et même durant sa jeunesse, Garcia Moreno n’a jamais péché contre la vertu de pureté, qualité rare et essentielle. Le récit des événements est fort détaillé, ce qui est en soi une qualité, tant les informations sur Garcia Moreno sont rares en France. La biographie possède certes le défaut de sa qualité : il est parfois difficile de suivre l’enchaînement complexe des révolutions dans l’Equateur du XIXème siècle, avec, il faut bien l’avouer, des hommes politiques équatoriens tous à peu près inconnus. Il ressort une impression de chaos politique, chaos qu’a essayé d’ordonner, et réussi à ordonner, au moins durant son second mandat, Garcia Moreno. En refusant tous les compromis réputés habiles, raisonnables, inévitables, avec le siècle, tout sauf neutre religieusement et inspiré par la Franc-Maçonnerie hostile au Catholicisme, Garcia Moreno a fait preuve d’une cohérence, d’une constance et d’un courage, jusqu’au martyre, absolument uniques à l’époque moderne.
Garcia Moreno a été un véritable saint. Il est scandaleux que son modèle de sainteté dans l’action politique explicitement catholique soit passé de mode au point que sa cause ne progresse pas.