Le projet d’accord financier de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, conclu la semaine dernière, est l’arbre de paix du Brexit qui cache la forêt des mystifications. Le chapitre le plus important n’est pas l’argent ou les droits des citoyens européens installés outre-Manche mais la plaie ouverte que constitue l’Irlande. « Quarante milliards de livres et huit années, le délai pour qu’expire la juridiction de la Cour européenne de Justice sont peu de choses », analyse Juliet Samuel dans le Daily Telegraph, car « Ce qui compte, c’est la liberté pour la Grande-Bretagne, après son Brexit, de commercer dans des conditions favorables tout en redevenant maîtresse de ses lois et règlements, plutôt que d’être soumise à la législation européenne ». Or, en l’absence d’accord sur l’Irlande, le Royaume-Uni conserverait sa pleine adhésion aux lois du Marché intérieur européen et de l’Union douanière qui, demain comme aujourd’hui, assurent le principe de l’économie unique en Irlande et la garantie du respect de l’accord irlandais de 1998. Le chantage est assumé.
S’aligner sur les lois de l’Union européenne pour garder la transparence de la frontière entre les deux Irlande
Sur ce dernier sujet, le texte ressemble à un jeu de bonneteau dans lequel Londres serait sûre de perdre à tous coups. Le Royaume-Uni et l’UE ont convenu qu’ils essaieraient de trouver un moyen d’éviter l’érection d’une frontière contrôlée (« hard border ») entre les deux Irlande. Mais s’ils n’y parviennent pas, le Royaume-Uni « conservera son plein alignement sur les lois européennes » afin que la frontière inter-irlandaise demeure invisible. Le souci, c’est que personne n’est d’accord sur ce que signifie un « plein alignement ».
Le gouvernement britannique a ressorti le concept de « reconnaissance mutuelle ». Pour les négociateurs britanniques, cet « alignement » ne concerne pas tous les détails de la législation mais son objectif. Si l’UE adopte une loi pour rendre les aspirateurs ménagers plus sûrs – typique du genre de harcèlement réglementaire prisé par les hiérarques bruxellois – le Royaume-Uni ne sera pas obligé de dupliquer ce texte. Il devra… adopter son règlement pour rendre les aspirateurs plus sûrs. Cet « alignement » opéré, les deux parties n’auront plus qu’à reconnaître mutuellement les deux normes. Pour les ministres britanniques Michael Gove (agriculture) et David Davis (Brexit), cet accord ne constituerait pas une contrainte et permettrait la « reprise de contrôle ». Curieux contrôle qu’un contrôle soumis à celui d’une partie étrangère.
Chantage au Brexit : la dialectique démoniaque de Michel Barnier et Jean-Claude Juncker
Mais il y a pire. Car en matière de « marché unique », Londres a accepté quelque chose de bien plus grave que cette reconnaissance mutuelle, dont Bruxelles – et Dublin – peuvent se féliciter. Dans un marché unique, édicte l’UE, il n’est possible d’abolir les frontières commerciales qu’à partir du moment où les biens répondent aux mêmes normes. Si le marché unique laisse entrer des biens n’y répondant pas, son « intégrité » est compromise. Traduction : à moins que Londres et Bruxelles n’inventent un nouveau système, la seule façon de maintenir le statu quo en Irlande – la transparence total de la frontière nord-sud – est d’assurer que tous les biens la traversant répondent aux normes européennes. « Ce signifie que l’Irlande du Nord, et possiblement le Royaume-Uni entier aussi, obéissent aux diktats européens », dénonce Juliet Samuel. La dialectique démoniaque de Michel Barnier, le négociateur européen, et de Jean-Claude Juncker, maquignonesque président de la Commission, apparaît dans toute sa noirceur.
L’accord de la semaine dernière édicte que les deux parties ont établi une méthode pour identifier la manière dont la coopération entre les deux Irlande « entre dans un cadre légal européen ». Il stipule que le Royaume-Uni accepte – en absence d’accord – de maintenir « son plein alignement » avec toutes les réglementations européennes qui « sous-tendent la coopération nord-sud » entre les deux Irlande. Les lois dont il s’agit ne paraissent pas relever de concepts généraux contrairement à ce qu’affirment les négociateurs britannique du Brexit mais de politiques précises.
L’engagement britannique pour le Brexit est unilatéral
Il y a d’autres raison, plus sérieuses encore, pour estimer que l’interprétation britannique optimiste de l’accord est douteuse. L’engagement britannique à se soumettre à un « plein alignement » est unilatéral et lié à l’impossibilité de trouver une autre forme d’accord. Or les accords de reconnaissance mutuelle ne sont pas unilatéraux par définition. « Etonnamment, ils sont mutuels (…) et non ‘’en absence d’accord » », ironise Juliet Samuel. Le piège est évident : l’UE ne se soumettra pas à un système impliquant automatiquement la reconnaissance automatique de normes étrangères, Bruxelles étant notoirement jalouse de ses réglementations et ne reconnaît celle des autres qu’après des négociations machiavéliques. Elle n’a jamais accepté de reconnaissance automatique pour quiconque.
Le Royaume-Uni bridée par l’affaire irlandaise
Point positif toutefois pour les partisans de l’indépendance britannique : l’accord de retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne n’a absolument pas force de loi. « De ce point de vue, le gouvernement (britannique) a opéré une esquive magistrale, convainquant l’UE de reporter l’ensemble des décisions définitives sur l’Irlande à la seconde étape des pourparlers », se rassure Juliet Samuel. Pour autant, par cette demi-victoire, le Royaume-Uni a perdu une bataille politique importante car il a dansé au rythme imposé par l’UE et a paru accepter que la question de la frontière inter-irlandaise soit liée à un accord commercial global. Le Français Michel Barnier croit avoir trouvé la faille en faisant d’une plaie encore béante – le confit nord-irlandais, 3.526 morts en quarante ans – un instrument de chantage. Au risque de pousser Londres à une sortie « sèche », sans accord. Mais pour l’instant, le gouvernement de Theresa May « a envoyé un signal fort permettant à l’UE d’espérer notre capitulation », dénonce Juliet Samuel.