Un coup d’Etat d’opérette… Etrange néanmoins : des éléments de l’armée bolivienne, emmenés par l’ex-commandant général Juan José Zuñiga, ont pris d’assaut le palais présidentiel à l’aide d’un transport de troupes blindé utilisé comme bélier pour en abattre les lourdes portes de bois. Le président en exercice, Luis Arce, héros du socialisme, se dressa alors devant Zuñiga, en lui lançant : « Je suis votre capitaine, et je vous ordonne de retirer vos soldats. Je ne tolérerai pas cette insubordination », rapporte le Telegraph de Londres. Quelques heures plus tard, les « insurgés » qui stationnaient sur la place Murillo devant le palais s’étaient retirés, et il ne restait plus trace de ce que le monde entier a qualifié de « coup d’Etat militaire », depuis les marxistes de Cuba et du Venezuela jusqu’aux Etats-Unis et à l’Union européenne.
Les autres pays sud-américains ont également condamné l’opération tandis que le plus important syndicat de travailleurs de Bolivie proclamait une grève illimitée pour prendre la défense du gouvernement.
Entre-temps, et peu avant d’être arrêté et détenu, le général Zuñiga avait pu s’entretenir avec la presse et assurer que le président Arce avait lui-même orchestré l’opération, lui demandant d’attaquer le palais pour lui assurer une « meilleure cote de popularité ». A la question de savoir s’il devait sortir les véhicules blindés, Arce lui aurait répondu : « Sortez-les. »
Le Coup d’Etat en Bolivie sans commanditaire
Vrai ou faux, des ministres du gouvernement Arce ont assuré sur les réseaux sociaux que des peines de 15 à 20 ans de prison seront requises contre le militaire qui, peu avant le « coup », avait publiquement déploré le chaos politique qui règne en Bolivie depuis des mois. S’exprimant à la télévision juste avant son entrée fracassante dans le palais présidentiel, Zuñiga avait même annoncé : « Il y aura un nouveau cabinet de ministres, c’est sûr que les choses changeront, mais notre pays ne peut pas continuer comme ça. »
Depuis lors, le président Arce a enregistré un vidéo-message annonçant la nomination de nouveaux chefs des forces armées de terre, de mer et de l’air… Ceux-ci ont aussitôt prêté serment.
Et toute l’affaire semble bien bizarre, d’autant que l’ex-président indigéniste Evo Morales, grand manitou de la Pachamama, contraint à l’exil en 2019 au terme de 13 ans à la tête de la Bolivie en raison d’accusations d’irrégularités de vote alors qu’il se présentait en vue d’un troisième mandat inconstitutionnel, a pris la défense de son ancien ministre de l’économie Arce, qui a pris sa place en se faisant élire en novembre 2020.
Arce appartient justement au mouvement de gauche indigéniste, MAS (Mouvement vers le socialisme) de Morales : ce dernier, ayant réussi à déjouer des poursuites pour « sédition » et « terrorisme », est revenu au pays et compte bien se présenter à l’élection présidentielle de 2025.
Entre Morales et Arce, la Bolivie toujours victime du socialisme
C’est lorsque Zuñiga a insisté, en début de semaine, pour que Morales soit empêché de briguer une nouvelle fois la présidence qu’Arce l’a relevé de son commandement. Et ce malgré la rivalité entre Morales et Arce : ce dernier s’est d’ailleurs refusé à céder la place à Evo Morales en vue de la prochaine élection.
Pendant les premiers mouvements de troupes suspects et dès l’entrée de l’ex-commandant au palais, Morales lui-même a proclamé son indignation, dénonçant un « viol de la démocratie » par les forces armées.
Certains en ont déduit qu’en tout cas, Morales n’en était pas le commanditaire de l’opération. Russia Today en espagnol – média contrôlé par le Kremlin – veut au contraire y voir une opération menée par « l’oligarchie bolivienne et ses fidèles seigneurs du nord qui veulent à tout prix renverser le gouvernement légitime actuel de la Bolivie pour restaurer le statu quo colonial dans un des pays les plus riches en ressources de la région ».
Comment expliquer dès lors un coup aussi mal ficelé, presque une farce ? Oleg Yasinsky de RT imagine un ballon d’essai lancé pour voir les réactions des divers secteurs de la société bolivienne. Et de remarquer que pas un seul pays n’a soutenu le coup et que tous l’ont condamné, hypocrites ou sincères.
Le coup Etat en Bolivie vu depuis Moscou
Là où cela devient intéressant, c’est que RT prend fait et cause pour Arce et indirectement pour Morales en expliquant que la Bolivie « construit son chemin vers le socialisme », et constitue un « exemple réussi de développement indépendant d’un pays qui encore récemment était le plus pauvre d’Amérique du sud après avoir été mis à sac pendant des siècles et des siècles par les élites locales et étrangères, en vérité toutes étrangères si l’on considère cela du point de vue du peuple bolivien ».
L’objectif de « l’ennemi » serait de remettre la main sur les richesses minières notamment, tels les 24 % des réserves mondiales de lithium que possède la Bolivie, et cela passerait par la réinstallation du cycle des coups d’Etat militaires et de l’instabilité qui avaient marqué le XXe siècle, alors justement que le pays sollicite depuis un mois officiellement son entrée dans les BRICS, zone directe d’influence russo-chinoise.
Yasinsky rappelle qu’en décembre dernier, le consortium russe Rosatom et l’entreprise d’Etat bolivienne YLB ont signé un accord pour exploiter conjointement ce fameux lithium.
Et de déplorer la « tragique division » qui a cours aujourd’hui au MAS entre son leader historique Morales et le président Arce : cela est « plus dangereux que n’importe quelle action militaire ennemie ». Yasinsky se rappelle aussi avoir participé du temps de Morales à la réalisation d’un documentaire « sur les pas de Che Guevara » en Bolivie et d’avoir dès cette époque-là constaté les divisions de la gauche, beaucoup se rapprochant dès cette époque-là du MAS pour être « proches du pouvoir » et en tirer profit.
Le socialisme, protagoniste de cette affaire
« La principale et très difficile tâche des mouvements sociaux boliviens est de surmonter cette division de la gauche, qui est également mortelle pour tous, puisque le prochain coup, militaire ou électoral, pourrait être un coup pour de vrai », conclut-il.
Cela n’est pas si étonnant de la part d’un laudateur assumé de l’Union soviétique dans les colonnes de RT.com (média contrôlé et financé par le Kremlin, répétons-le), pour qui le « crime » de l’URSS, celui qu’on « ne lui pardonnera jamais », aura été d’avoir « constitué une espérance partagée pour obtenir une société plus juste, plus digne et plus humaine : c’est ce que l’Union soviétique a donné non seulement à ses habitants, mais à tous les peuples du monde sans aucune exception ».
Yasinsky écrivait ces lignes il y a moins de deux ans, en décembre 2022, dans une longue exaltation de la Révolution d’octobre et du communisme dont Morales et Arce, il faut bien le comprendre en creux, lui apparaissent comme des sortes de continuateurs…
Quant à la réussite économique de la Bolivie invoquée par Russia Today, elle est tout de même très relative : avec une dette publique de 86,7 % du PIB, un chômage officiel à 8,5 % des actifs, et un PIB de 3.600 $ par habitant en 2022, la Bolivie ne brille que par la modicité de ses taxes et se trouvait en octobre 2023 à la 30e place sur 32 aux Amériques en termes de libertés économiques, selon le think tank conservateur Heritage Foundation. Et 165e sur 184 au niveau mondial… Le relatif succès de la Bolivie, notamment au début des années 2024, reposait surtout sur les exportations de gaz.
Dans ce contexte, la tentative de coup d’Etat et la « réussite » d’Arce qui l’a déjoué sans beaucoup d’efforts ressemble bien à un jeu de scène. A l’avantage de qui ? On ne pourrait le savoir qu’en étant dans les coulisses. En attendant, le socialisme est sain et sauf à Sucre, et tout le monde est content.