Danger ! L’édition des gènes avance trop vite, selon Jennifer Doudna, scientifique spécialiste du CRISPR

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Jennifer Doudna, microbiologiste à l’Université de Californie, Berkeley. Elle est co-inventeur de la technologie CRISPR-cas9.

 
La biochimiste Jennifer Doudna vient de publier un article de mise en garde dans Nature News pour dénoncer le « train d’enfer » des recherches sur l’édition des gènes. « Dangereuse » ou perçue comme telle, la technique CRISPR-Cas9 dont elle est-elle même spécialiste permet de modifier des éléments essentiels de l’ADN. A ne pas en parler au grand public, avertit Jennifer Doudna, on passe à côté de réelles questions éthiques en laissant croire en outre que des pratiques contestables se développent à son insu. Les choses vont vite, trop vite même.
 
La technique CRISPR-Cas9 a été saluée comme la plus grande découverte de l’année 2015 par Science, mais elle a d’emblée posé des questions, et pas seulement dans le cadre de ses possibles applications à l’homme. Même la « création » de plantes résistantes à la maladie ou aux nuisibles n’est pas sans conséquences néfastes, impossibles à prévoir toutes ; et les applications elles-mêmes peuvent représenter un danger. Ne pourrait-on pas utiliser des êtres vivants de toutes sortes comme des armes biologiques par le biais de la modification génétique ?
 

Jennifer Doudna a développé le CRISPR-Cas9, mais elle déplore l’absence de débat éthique

 
Pour Jennifer Doudna, l’accélération des découvertes ne s’accompagne pas des nécessaires discussions et évaluations éthiques : pas même parmi les scientifiques eux-mêmes dont on suppose donc qu’ils avancent sans vrai contrôle dans l’utilisation de ces techniques simples et puissantes.
 
Le grand public risque de découvrir ces dangers comme des faits accomplis, estime le Dr Doudna : « A la mi-2014, j’étais déjà inquiète à l’idée que la technique CRISPR-Cas9 puisse être utilisée d’une manière dangereuse, ou perçue comme dangereuse, avant même que les scientifiques n’aient communiqué sur cela au monde profane. Je n’en aurais pas voulu à mes voisins ou à mes amis de me dire : “Tout cela était en train de se faire et vous ne nous en avez pas parlé ? »
 
Pour les êtres humains, la question se pose déjà de savoir s’ils doivent pouvoir modifier leurs propres traits, sans compter les dangers qui peuvent être liés à l’altération des cellules humaines.
 
Jennifer Doudna souligne que ses préoccupations vont bien au delà. « Au printemps de 2014, j’avais régulièrement des insomnies que je passais à me demander si je pouvais justifier le fait de rester à l’écart d’une tempête éthique qui se levait autour d’une technologie que j’avais aidée à mettre au point », raconte-t-elle.
 

Les possibilités d’éditions de gènes progressent trop vite, sans tenir compte des dangers

 
La première publication sur la nouvelle technique, qu’elle a cosignée, remonte à 2012. Les articles sur ses applications potentielles allaient se succéder à grande vitesse : un vrai « déluge », aux dires de Doudna, qui a culminé en février 2014 avec un papier d’une équipe qui a utilisé CRISPR-Cas9 pour modifier le génome d’embryons de macaques crabiers – un génome très proche de celui de l’homme. Elle raconte qu’elle s’est aussitôt posé la question : « Combien de temps jusqu’à ce qu’on essaie d’en faire autant chez l’homme ? »
 
La réponse devait venir très vite : dès avril 2015, une équipe chinoise a découpé l’ADN d’embryons humains pour les débarrasser d’un défaut génétique. Mais les chercheurs eux-mêmes soulignèrent que dans certains de ces embryons, les modifications génétiques avaient touché d’autres parties du génome, avec des conséquences imprévisibles si les dits embryons avaient pu se développer.
 
Entre-temps, Jennifer Doudna avait déjà décidé de parler plus publiquement de ses inquiétudes : « Il était clair que les gouvernements, régulateurs et autres ne savaient rien de la vitesse vertigineuse à laquelle progresse la recherche sur l’édition génétique. Qui, en dehors des scientifiques qui utilisent la technique, allait pouvoir mener un débat ouvert sur ses répercussions ? »
 
Depuis lors, la chercheuse multiplie les conférences et les interventions publiques dans le monde entier, et en direction de publics variés. Elle tient à souligner que nul ne sait où tout cela mènera : « Près de trois ans après le moment où un collègue m’a parlé d’un “raz-de-marée” de recherche, de discussions et de débats autour de CRISPR-Cas9, je ne sais toujours pas quand nous arriverons au plus haut de la vague. »
 

Anne Dolhein