Reimer : des parents aveuglés

L’histoire commence avec une circoncision qui tourne au drame : Bruce, âgé de 8 mois, perd son pénis. Ses parents sont désespérés, jusqu’à ce qu’ils entendent parler de la séduisante  théorie de John Money : il est possible d’élever un enfant comme fille ou garçon quel que soit son sexe biologique.

Une lueur d’espoir naît dans leur immense souffrance. Une lueur qui va rapidement les aveugler et les pousser à prendre une décision qui détruira leur fils. 

 

Le 27 avril 1966, Bruce perd son pénis lors d’une circoncision ratée.
Le docteur Adamson, à la tête du département de Neurologie et de Psychiatrie de la clinique rapporte : « il sera incapable de consommer un mariage ou d’avoir des relations hétérosexuelles normales. Il devra reconnaître dans ce domaine qu’il est incomplet, physiquement défectueux et il devra vivre à part ». Les parents sont dévastés.

 
John Money comme issue de secours

 

Un soir, le psychologue John Money participe à une émission télévisée. Il est formel : « on peut élever sans conséquence  un enfant dans un genre opposé à son sexe biologique».

A la question de savoir pourquoi tant de psychiatres y sont opposés, la réponse est nette «  parce que l’on a tendance à se rassurer dans le passé ».

« Êtes-vous donc un pionnier ? » demande le journaliste ; « peut-être en un sens ».

Le journaliste poursuit « qu’en est-il des patients accidentés ? » Janet et Ron sont pendus à ses lèvres, « je peux, grâce à la chirurgie et aux traitements hormonaux, choisir le sexe qui semble le mieux convenir, et l’enfant sera heureux dans ce choix ».

Janet se tourne vers Ron : « je devrais lui écrire ».

 

Une décision rapide

 

John Money les presse de venir à lui ; le cas de Bruce est pour lui une chance inespérée de tester sa théorie, jusqu’alors confrontée aux seuls cas d’hermaphrodismes, à savoir les enfants nés sans sexe biologique défini.

L’emprise sur Janet est immédiate : « je le regardais comme un dieu, j’acceptais tout ce qu’il pouvait dire ». L’avenir semble s’éclaircir: « la vaginoplastie lui permettra une vie sexuelle normale, elle se développera psychologiquement comme une femme. Une fois mariée, elle sera parfaitement capable d’adopter » assure Money.

Il omet de dire aux parents que leur enfant n’est autre que le premier cobaye d’une théorie contestée. « Nous l’avons compris de nombreuses années plus tard ».

Bruce devient Brenda, avec une seule recommandation : « Ne lui dites pas la vérité, et ne doutez jamais de sa féminité ».

 
Nier la souffrance

 

Dès les premiers jours Brenda refuse tout ce qui est féminin, des robes aux jouets. À chaque inquiétude parentale, John Money n’a qu’une réponse : « N’entretenez aucun doute sur votre fille, sinon cela ne marchera pas ». Il juge « normal » le rejet total de la féminité. Janet et Ron persévèrent : « Je voulais tant que cela marche ».

De nombreuses années plus tard, son frère jumeau Brian raconte : « Il n’y a jamais rien eu de féminin en Brenda. Je la considérais comme ma sœur, mais elle ne s’est jamais reconnue comme telle ». Tous ceux qui ont connu Brenda sont unanimes, rien en elle n’a jamais été féminin.

Janet et Ron ignoraient tout du contenu des entrevues entre le professeur Money et leurs enfants : les jeux sexuels, les photographies pornographiques de corps nus, les films, les séances photos des enfants déshabillés. David racontera plus tard qu’il n’en parlait pas à ces parents « parce que je partais du principe que s’ils nous emmenaient le voir, ils savaient ce que nous faisions ». 

L’échec du changement de sexe est flagrant, mais confrontés à la castration de leur fils et à leur mensonge ils ne peuvent en sortir : « je savais en quelques sorte que cela ne marchait pas, mais que pouvions-nous faire d’autre ? » se lamente Ron.

Les médecins encouragent Janet et Ron à continuer à éduquer Brenda comme une fille, alors même que l’échec est évident. Money est le rempart de ces parents dévastés, celui qu’ils considèrent alors comme leur « confident et ami le plus proche».

 

Contre leur propre enfant

 

John Money insiste pour réaliser une vaginoplastie, « étape nécessaire à son identification de femme ». Brenda refuse catégoriquement. Money insiste auprès des parents afin qu’ils lui parlent de ses parties génitales, de cette opération. Rien n’y fait.

Alors il encourage les parents à s’unir sexuellement devant leur fille – ce qu’ils ne font pas -, à se promener nus en sa présence, afin « qu’elle découvre sa féminité ».

Janet joue le jeu, ne provoquant chez sa fille que gêne et colère.

Le professeur Money la traumatise et voir la complicité qu’il entretient avec ses parents lui est insupportable. Elle leur fait donc vivre un enfer et la vie de famille vire au drame.

Janet est isolée et dépressive. Pendant qu’elle pleure, son mari boit. Elle le trompe, il est violent. Elle tente de se suicider, il reste muet. Brenda souffre, et Brian est jaloux de sa sœur et de l’attention dont elle bénéficie. Mais Money reste leur seul repère.

Le docteur Sigmundson, le psychiatre de Brenda, propose alors que l’opération soit faite chez eux, à Winnipeg, afin d’éviter une nouvelle confrontation avec Money. Les parents refusent tant que ce dernier ne donne pas son accord : « personne ne nous connaissait, nous ou Brenda, aussi bien que Money ». Le professeur acquiesce à contrecœur mais demande à revoir l’enfant une fois par an, comme précédemment. Les parents acceptent, malgré la terreur de leur fillette.

Une nouvelle visite est programmée, à l’issue de laquelle Brenda est très claire : « si je le revois, je me suicide ».

 
Le refus de l’évidence

 

La psychiatre habituelle de Brenda part en congé maternité et confie donc sa patiente à une consoeur, le docteur Cantor.

Elle affirme que le changement de sexe est un échec total et qu’il faut immédiatement laisser Brenda redevenir un garçon. Les parents refusent de l’entendre, prisonniers des recommandations de Money. À leur demande, Cantor se voit retirer le cas de Brenda. La fillette est pourtant associable, dépressive, suicidaire…

Dès lors, Brenda est persuadée que pour éviter la vaginoplastie, elle doit agir comme une fille. Elle surjoue, pour le plus grand bonheur de ses parents. Mais son état se détériore « tout instinct est refoulé ; réprimé, caché. J’étais comme un robot ». Ses médecins notent même une détérioration intellectuelle. Brenda tente de « survivre ».

Mais la vérité terrorise ses parents qui ont promis de ne jamais remettre en cause la décision initiale.

 
La libération

 

C’est à sa nouvelle psychiatre, le docteur McKenty, que Brenda se livre pour la première fois. « J’ai souvent pensé que  ma mère m’avait frappée entre les jambes » confie-t-elle, sceptique à l’explication de son père selon laquelle un médecin aurait « fait une erreur ». La thérapie atteint un stade important : « Il se pourrait que ses peurs au sujet d’une castration maternelle cachent un désir profond de savoir ce qui lui est réellement arrivé » rapportent les médecins.

Sa mère est traumatisée et accepte alors de ne plus retourner voir le docteur Money.

Mais Janet et Ron continuent à attendre de Brenda des postures féminines. Ils n’imaginent pas reculer.

Jusqu’au jour où Ron avoue la vérité à Brenda, encouragé par le psychiatre. Elle a 14 ans et décide immédiatement de redevenir un homme.

Ses parents réalisent alors l’étendue de l’enfer enduré par leur fils et acceptent de témoigner largement « afin qu’il n’y ait plus de victimes du docteur Money ».

Refusant de reconnaître son échec, John Money l’imputera aux parents, qui auraient douté du processus et à la BBC qui a entrepris une longue enquête sur le cas de Brenda, alors que certains présentaient déjà son cas comme un échec, en opposition avec ce que soutenait Money. Il n’hésite pas à les accuser d’être « des ruraux fondamentalistes, incapables d’assumer leur décision, aveuglés par leurs stéréotypes religieux et culturels». Ron et Janet étaient pourtant « presque servilement dévoués à l’expérience » témoigne le journaliste auteur de l’histoire de David intitulée  As Nature made him. Money lui-même écrivait dans ses rapports qu’ils étaient des « parents doués et engagés dans le processus ».