Le cri de fierté de Rudyard Kipling est ici bien mis à mal… Et colle si peu, ainsi renversé, à ce que tout un chacun connaît du « Vieux Lion » de la seconde guerre mondiale, dont Londres vient tout juste de commémorer le cinquantième anniversaire de la mort : « Tu seras un raté, mon fils ! » Quel est ce père ingrat ?! Ferney tente ici un essai, enlevé, entre histoire et psychologie, mâtiné d’un peu d’imagination, où il présente sa lecture non officielle de la vie de Winston Churchill : celle d’« une lettre à un père absent, écrite en désespoir de cause »… Le grand chef de guerre, le protecteur charismatique de la nation, le deux fois Premier Ministre, n’aurait-il que mis en scène sa propre réussite pour séduire post mortem le distant paternel ?! Ferney ne cède pas au ton psychanalytique. C’est sa façon à lui, personnelle, d’approcher sur un ton enjoué et anti-universitaire, le mythe tant ressassé. En le ponctuant de ces anglicistes bienvenus – « Right or wrong, my country… » – qui nous rattachent à cette Albion qu’on n’ose point trop, pour cette fois, avouer perfide.
« J’ai grandi dans la poche de son gilet, oublié comme un penny » Churchill
Frédéric Ferney dresse, face à face, ces deux personnages de la vie de Churchill : le petit garçon, cancre et faiblard de son enfance, quand son père était vivant mais ne le regardait pas ; l’adulte aux succès politiques que l’on sait, mais que son père ne vit pas parce qu’il était mort, emporté à 46 ans par la syphilis, quand Winston n’en avait que 21… Une coïncidence douloureuse, énervante même. Lord Randolph Henry Spencer-Churchill était une figure, pourtant, politique précoce entré à la chambre des Communes à 25 ans, passionné, spirituel, éloquent mais aussi parfois, cassant et suffisant.
Ce sont ces deux derniers de caractère auquel Winston sera le plus confronté – ce qui ne l’empêchera pas de réaliser une biographie hagiographique de son paternel en deux tomes, dix ans après sa mort. Le petit garçon malingre et bronchitique, adepte des sports violents, n’était pas celui qu’il attendait. « Élève médiocre, indiscipliné et batailleur », il détestait qu’on lui force la main pour le travail intellectuel : « c’est contraire à mes principes », écrivait-il à sa mère, sa grande confidente. Lord Randolph critique ce « style pédant d’écolier attardé » et ne se prive pas de déplorer devant autrui le manque d’intelligence de son fils…
Winston le dira lui-même plus tard : « Il ne m’écoutait jamais (…) Il me traitait comme un idiot ; il aboyait dès que je lui posais une question. Je dois tout à ma mère, rien à mon père ». Ne sera-ce jamais que l’« ombre du fils indigne, rejeton dévoyé d’une ancienne race » ? Ferney parle d’ « un petit garçon, à jamais orphelin du regard de son père, et qui se maudit de n’être pas celui qu’on attendait. N’ayant pas su être sage, il ne voudra jamais l’être. On ne s’absout pas de n’avoir pas été aimé comme il faut ».
« Tu seras un raté, mon fils ! » ?
Non, il ne sera pas sage. Mais cela lui réussira. Très vite, il cultive comme une envie d’aller plus haut… Sa carrière militaire n’est qu’un marchepied soigneusement étudié. « Je suis destiné à faire quelque chose dans ce monde » dit-il à sa mère. Il se démène, partout. Sans se soucier de l’argent qu’il n’a pas. Et de préférence à la guerre, sur les fronts, là où il y a du risque et du danger. Jeune correspondant de guerre dans les Indes puis en Afghanistan, à l’été 1897, il fait des pieds et des mains pour rejoindre le front soudanais avec Kitchener où il servira comme lieutenant supplétif. On ne veut pas de lui en Afrique du Sud ? Il s’y rend aussi comme correspondant de guerre pour finir prisonnier et réussir à s’échapper…
Ce qu’il recherche avant tout, ce sont « les chances de s’illustrer ». Et il l’écrit à sa mère sans sourciller. Ce n’est pas une question d’orgueil mais un vrai programme de vie : « se faire un nom, sauter en pleine lumière, au premier rang », malgré la réputation de prétentieux et de mufle qu’il traîne et ses malles qui commencent à se remplir de champagne.
En 1908, il est ministre du Commerce, en 1917 ministre de l’Armement, en 1940, premier Ministre. Regardez, père, comme votre fils a grandi…
« Black dog » (Ferney)
Il y a, pourtant, ce « Chien noir » de la lignée des Marlborough… Ce « versant sinistre » de Winston qui l’habite, comme il habitait son père et son grand-père. Ces descentes aux enfers, au cours desquelles il s’enferme dans sa chambre, à dormir ou à faire les cent pas, dans les vapeurs de ses whiskys et la fumée grise de ses Corona… Malédiction ancestrale que ces violentes dépressions. Et Churchill luttera toute sa vie pour voir disparaître ce « black dog » à la dent dure.
Mais si elles étaient le pendant inexorable du trop-plein d’activité qu’un Churchill est capable de fournir ? Frédéric Ferney parle d’« un dévoreur inassouvi, jamais rassasié. Un fumeur, un buveur, un joueur. Un lutteur maniaco-dépressif. Un politicien intuitif, impétueux et roué mais rétif aux courbes et aux chiffres. Un alcoolique mondain. Un travailleur infatigable ». « Ce chevau-léger est un percheron. On le croit frivole, touche-à-tout, désinvolte ; c’est un animal de labour, opiniâtre, voué à l’effort. Il ignore le repos ; il peine, il sue, il pioche, sans relâche. ».
Il aime l’autorité, hormis celle des autres. « J’aime que les chose arrivent, et si elles n’arrivent pas, je fais en sorte qu’elles arrivent ». Ferney salue le visionnaire, celui qui s’acharnait à voter les crédits nécessaires à une politique moderne d’armement dans les années 1910, alors que personne ne voulait prévoir la guerre. Il la fera, cette guerre, et pas à n’importe quelle place. Il aurait peut-être juste aimé que son père l’y voit.
Les deux Churchill meurent le même jour, un 24 janvier. Seule la mort les réconcilia…
« Tu seras un raté, mon fils ! » Churchill et son père : Frédéric Ferney, éditions Albin Michel, 260 p.