La France insoumise dénonce le « génocide » que mènerait à Gaza Benjamin Netanyahu. Si elle le fait de manière particulièrement bruyante, elle n’est pas la seule dans notre pays ni dans le monde. Etant donné le sort des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, le mot génocide est une provocation calculée : il suggère qu’Israël se trahit lui-même en massacrant les populations palestiniennes et que Netanyahu, nouvel Adolf Hitler, incarne le mal absolu. Sans chercher à justifier tous les actes d’Israël, il faut évaluer cette argumentation implicite en examinant le sort des civils dans la guerre pendant les 45 dernières années depuis qu’un autre dictateur, Joseph Staline, a significativement contribué à changer les comportements et les mentalités à cet égard.
Les lois de la guerre distinguent les civils des combattants
Codifier la guerre pour en limiter les horreurs fut dès le Moyen Age un souci majeur de l’Eglise avec la trêve de Dieu et la paix de Dieu. Les catastrophes de la guerre de Trente Ans au XVIIe et de la guerre d’Espagne au XIXe menèrent l’Europe à édicter au début du XXe la première convention de Genève qui sépare clairement le civil du combattant pour protéger celui-là de celui-ci. Les lois de la guerre modernes étaient nées. La Grande Guerre s’y plia assez bien, et les nombreuses pertes y furent surtout militaires. La Seconde Guerre mondiale, elle, fut un massacre généralisé. D’une part les civils furent soumis au pire, sans recours, par les bombardements aériens et les camps de concentration, de l’autre les politiques se servirent des civils dans la guerre, entraînant un nouveau type d’abus dont tous, civils et militaires, eurent à souffrir : et c’est là que Staline entre en jeu.
Révolution de la guerre : Staline invente le civil bouclier
La première Résistance française commença dès 1940, elle constitua des caches d’armes en zone libre et fit du renseignement sur l’armée d’occupation, qu’elle transmettait à Londres où se constituaient peu à peu les Forces françaises libres. Quand un de ses agents était pris, il était fusillé en vertu des lois de la guerre, ce fut le cas par exemple d’Honoré d’Estienne d’Orves, sans haine de part ni d’autre (ayant fait son devoir, il embrassa avant de mourir le chef du peloton allemand qui faisait le sien) et sans qu’aucun civil n’ait à en souffrir. Puis vint l’attaque allemande contre l’URSS qui commença par un désastre pour celle-ci, les soldats russes se rendant par millions. Pour éviter que Moscou ne fût pris, Staline donna l’ordre aux troupes qui s’étaient rendues de reprendre le combat quand elles le pouvaient, par tous les moyens. Commença la guerre des partisans. Les Allemands, surpris par ce viol manifeste des lois de la guerre, craignant à chaque instant le sabotage et l’attaque par traîtrise, réagirent par des représailles de plus en plus massives, fusillant d’abord les commissaires politiques, puis les civils plus ou moins soupçonnés de collaborer avec eux et enfin des populations entières prises en otage. On ne respecta bientôt nulle loi d’aucun côté. A la bataille de Stalingrad, Staline inaugura le concept de population civile bouclier humain : au lieu de faire évacuer la ville, il ordonna à ses habitants de rester, ce qui freina l’armée allemande, et ne manqua pas, lorsque la Luftwaffe bombarda les positions russes, de relever dans sa propagande que l’aviation allemande bombardait des civils.
Le cycle attentat-représailles fait du civil une cible et une arme
Staline, pour affaiblir le Reich qui le tenait à la gorge, décida aussi de transposer cet enfer en France. Le parti communiste, qui depuis 1939 et le pacte germano-soviétique avait d’abord saboté l’effort de guerre français puis collaboré avec l’ennemi, obéit à l’ordre venu de Moscou et entra en guerre contre l’Allemagne par une série d’attentats urbains, ses agents abattant des militaires allemands dans le dos en pleine rue. A part ces exactions, le pays était calme, et le commandement allemand réagit avec moins de sauvagerie qu’en Russie : il n’en tomba pas moins dans le cercle vicieux choisi par les communistes, attentat-représailles, nouvel attentat, nouvelles représailles plus fortes. Les civils français étaient le nerf de cette guerre odieuse : plus la Wehrmacht tuait d’otages, plus elle se rendait odieuse aux populations qui basculaient dans la Résistance. Cela sema la haine entre les troupes d’occupation et les civils, cela jeta sur la Résistance une ambiguïté, parce que s’y côtoyaient de purs patriotes et des assassins politiques, cela jeta les citoyens politisés contre ceux qui demeuraient attachés à l’ordre ordinaire, semant ainsi les graines d’une guerre civile, ce qui, dans la perspective révolutionnaire d’un Staline, était tout bénéfice.
Netanyahu a-t-il étudié les guerres de décolonisation ?
Cette leçon d’efficacité donnée par Staline fut reprise dans toutes les guerres de la décolonisation. En Indochine, le Vietminh tua d’abord beaucoup de civils indochinois pour les détacher de l’Union française, puis, à part quelques grandes batailles, usa beaucoup de l’embuscade et du terrorisme urbain afin que le corps expéditionnaire ne puisse pacifier les populations : les civils étaient à la fois le moyen et l’enjeu de la guerre. Ce fut aussi le cas en Algérie, à une nuance près : jamais l’ALN (l’armée de libération nationale) n’eut les moyens d’attaquer une grande unité française. En 1961, à la fin des hostilités militaires, sa capacité opérationnelle était quasiment nulle. Le FLN misa donc tout sur le terrorisme. Il élimina de la manière la plus cruelle (oreilles et nez coupés, attributs sexuels masculins dans la bouche, femmes éventrées) des civils européens, bien sûr, mais aussi, en bien plus grand nombre, des civils musulmans attachés à la France, enfin, des civils musulmans partisans de son concurrent le MNA (massacre de Melouzza). Le résultat fut un double succès révolutionnaire : toutes les communautés furent terrorisées, et se montèrent pour finir, exaspérées, l’une contre l’autre.
Staline a perdu la Bataille d’Alger mais imposé sa pensée
L’exemple de la Bataille d’Alger est éclairant. Dans un premier temps des tueurs placent des bombes dans des cafés européens, tuant à l’aveugle des civils européens. Bientôt ceux-ci se vengent par des lynchages (« ratonnades »). De nouveaux attentats sèment la confusion totale. Le pouvoir civil démissionne et confie à l’armée le soin de faire la police. Les paras vont ramener l’ordre et démanteler les réseaux de tueurs, mais n’obtiennent les renseignements nécessaires qu’au moyen d’une « torture » dont les contours ne sont pas définis mais que les médias acquis à la révolution dénoncent. En prime, le FLN utilise pour transporter ses bombes ce qui a l’aspect le plus civil et le plus fragile : des femmes, intellectuelles bourgeoises élégamment vêtues à l’européenne. On accusera bien sûr ceux qui les interrogent de les avoir violées. C’est l’utilisation maximale du civil dans la guerre. Et l’année suivante, à Sakkiet Sidi Youssef, en Tunisie, le bouclier civil va encore servir. Dans ce bourg de la frontière sont implantés une unité de l’ALN et des batteries de DCA qui abattent coup sur coup deux avions français volant dans l’espace algérien, au mépris du droit international. L’aviation française obtient le droit de faire taire ces canons, et, dans le bombardement, tue quelques civils : le monde entier, y compris les Etats-Unis, crie au scandale et demande une commission d’enquête.
En Palestine, juifs et arabes cibles de génocide ?
Le Proche-Orient a été l’occasion dès l’entre-deux guerre de mettre en œuvre des techniques et des politiques de type analogues. Groupes « terroristes » juifs et arabes se sont opposés entre eux et à la puissance mandataire britannique. En 1948, Israël tout juste fondé a mis hors de Palestine plusieurs centaines de milliers de civils arabes, mais il ne faut pas oublier que, sans le cessez-le-feu du 9 juin qui lui a permis de se refaire avec l’aide massive de l’URSS, c’est toute la population juive qui aurait été jetée à la mer par les Arabes d’abord victorieux dans la première guerre israélo-arabe. Par la suite, les camps de réfugiés palestiniens au Liban et en Jordanie devinrent de véritables bases militaires sous leur déguisement de civils réfugiés. A tel point que la légion arabe dut les liquider en Jordanie et que, faute de l’avoir fait, le Liban sombra dans la guerre civile. Encore une fois, la révolution joua le « bouclier civil ». Alors que l’OLP s’installait en terrain conquis dans le « Fatahland » libanais, les médias ayant pris fait et cause pour les « islamo-progressistes » dénoncèrent, par exemple, l’attaque du « camp de réfugiés » de Tell-el-Zaatar par les phalanges chrétiennes, alors qu’il s’agissait d’une forteresse militaire bardée de batteries de 155 – opportunément noyées dans la population civile.
Il n’y a pas génocide et Netanyahu n’est pas seul responsable
Il est clair que le Hamas a repris aujourd’hui la méthode. Il a installé ses couloirs et ses batteries de missiles à Gaza, dans les quartiers populeux, sous les hôpitaux. Il s’est attaqué à des civils israéliens, tant dans les attaques aériennes que lors de l’agression du 7 octobre 2023. Et il se sert de ses propres civils comme bouclier contre la riposte israélienne. On peut juger celle-ci exagérée. On peut surtout reprocher à Israël de ne pas avoir été très lucide en laissant croître le Hamas au détriment de l’autorité palestinienne. On peut prêter à Benjamin Netanyahu des arrière-pensées sur le nettoyage de la bande de Gaza, et même une volonté d’annexion. Mais il ne faut pas nier l’évidence : le Hamas utilise sa propre population civile dans une stratégie révolutionnaire lancée par Staline et utilisée depuis de façon délétère dans plusieurs conflits. Il n’y a pas de génocide à Gaza, parce que 50.000 morts ne font pas un génocide. Et de ce massacre déplorable il serait faux et injuste de tenir Netanyahu pour seul responsable.