Les « privatisations » d’actifs après l’effondrement de l’URSS au début des années 1990 « étaient injustes » : voilà, en deux mots, un point de vue exprimé tout récemment par Vladimir Poutine alors que le gouvernement et les tribunaux en Russie multiplient à un rythme accéléré les confiscations, les nationalisations et les réattributions d’entreprises. Des questions de souveraineté, de domaines « stratégiques » et de lutte contre la corruption sont mises en avant par le Kremlin, surtout dans le contexte de sa guerre contre l’Ukraine, mais le résultat est bien un retour accru du contrôle de l’Etat sur l’économie, et de ce fait, un regain du socialisme là où il n’a jamais franchement disparu, tant les grandes entreprises russes ont conservé de liens avec le pouvoir à travers une oligarchie privilégiée.
Cette année, c’est donc une nouvelle campagne de confiscation de biens dans tout le pays qui est en cours avec l’intensification des appropriations d’entreprises par l’Etat – une affaire de plusieurs milliards d’euros, selon le quotidien espagnol El País. Il s’agit à la fois d’améliorer les comptes publics et de punir ou de récompenser les oligarques russes selon qu’ils sont, ou non, de loyaux serviteurs de Poutine.
Les nationalisations en Russie se multiplient depuis l’invasion de l’Ukraine
Dès l’invasion de l’Ukraine, les multinationales occidentales de pays déclarés « hostiles » présentes en Russie avaient fait l’objet d’expropriations au profit de proches du Kremlin. Ainsi la filiale de Danone avait été transférée « temporairement » en 2023 à un neveu du président tchétchène Ramzan Kadyrov, avant que la maison mère ne décide de brader l’entreprise à un homme d’affaires proche, lui aussi, du leader tchétchène – mais en y laissant des plumes, puisque le groupe français assuma plus de 1,2 milliard d’euros de pertes. Tout cela en application d’une loi que le gouvernement a fait adopter pour pouvoir transférer les actifs de sociétés de pays « hostiles » à un gestionnaire « temporaire ».
Selon le cabinet d’avocats russe NSP, les autorités russes ont confisqué plus d’une centaine de grandes entreprises pour une valeur de 3,9 mille milliards de roubles (environ 45 milliards d’euros) depuis le début de la guerre contre l’Ukraine en 2022 jusqu’en juin 2025. Sur ce montant, près de la moitié a été confisquée à des investisseurs étrangers dans des entreprises considérées comme « stratégiques ». Les entrepreneurs russes ayant une double nationalité ou résidant à l’étranger se voient infliger la même « punition ».
Mais les entreprises russes sont elle aussi visées. El País note que, une trentaine d’années après la chute de l’URSS, les tribunaux ont commencé à annuler des privatisations d’anciens actifs soviétiques attribués au secteur privé au cours des années 1990 : « L’argument du ministère public est qu’elles ont été approuvées par les organismes régionaux “sans que la Fédération de Russie, en tant que propriétaire, ait eu connaissance de la violation de ses droits de propriété”, tandis que les tribunaux ne tiennent compte “ni de l’indemnisation versée pour l’acquisition de l’actif ni de la bonne foi”, selon les avocats. »
En Russie, la redistribution des actifs se fait en référence à l’URSS
Bref, tout se passe comme si la Fédération de Russie retrouvait sur ce plan le statut de l’Union soviétique – dont la survie substantielle revient dans le discours politique alors même que l’ère de Staline est glorifiée à l’envi par le Kremlin.
Le quotidien espagnol note ainsi que « le dernier joyau arraché par le Kremlin est l’une des plus grandes sociétés minières d’or du pays, Yuzhuralzolotó ». Il explique que l’opération a été menée en un temps record : à peine neuf jours se sont écoulés entre la demande du Parquet visant à récupérer la participation majoritaire de l’homme d’affaires Konstantin Strukov et la décision du tribunal donnant suite à cette demande.
Il a suffi d’accuser Strukov de corruption – comme chez Xi Jinping, où le pouvoir communiste chinois utilise aussi cette arme pour régenter la sphère économique – pour écrouler sa carrière fulgurante assise simultanément sur l’activité politique en faveur du parti de Poutine, Russie unie, dans la région de Tchellabinsk, et la prise de possession de 67,8 % de Yuzhuralzolotó, évalués à 1,1 milliard d’euros. Les autorités russes ont accusé Strukov d’avoir profité de sa position politique pour favoriser sa société minière, qui concentre la troisième plus grande réserve du pays en réserves d’or. Aussitôt la confiscation réalisée, Yuzhuralzolotó cessait d’être coté en bourse.
La Russie multiplie les nationalisations dans des secteurs « stratégiques »
Une autre intervention spectaculaire récente de l’Etat russe – que Poutine, intervenant au Forum économique de Saint-Pétersbourg le 20 juin dernier, a refusé de qualifier de « nationalisation » – a été l’appropriation judiciaire de l’aéroport de Moscou Domodedovo (21 millions de passagers annuels). Poutine a justifié la confiscation par le fait que l’ex-propriétaire de l’infrastructure, l’homme d’affaires Dmitri Kamenchtchik qui en tant que propriétaire unique en a assuré la modernisation, tout comme son directeur, ne résidaient pas en Russie, alors que l’aéroport a un « intérêt stratégique ». Il avait surtout eu le tort, en avril, de refuser le transfert de 25 % du capital de Domodedovo à l’Etat. Et de posséder des passeports turc et émirati…
Depuis l’invasion de l’Ukraine, plus de 85 procédures judiciaires ont été engagées par le ministère public russe à l’encontre d’entreprises russes, rappelait à cette occasion The Guardian, dans des secteurs aussi variés que la production de magnésium ou la vente d’automobiles. Non seulement ces saisies profitent à l’Etat, elles permettent aussi de redistribuer le pouvoir oligarchique : selon le quotidien anglais, des proches du Kremlin comme Arkady Rotenberg sont partie prenante dans ces acquisitions. Ledit Rotenberg se trouve être un ami d’enfance de Poutine…
La logistique et l’agriculture sont elles aussi dans la ligne de mire de Moscou. Raven Russia, spécialisé dans l’immobilier commercial, détenu majoritairement par une holding des Emirats arabes unis, s’est ainsi vu selon ses dires dépouiller de seize complexes d’entrepôts qui ont été judiciairement déclarés comme relevant d’un statut de « monopole » et sujets à ce titre à un transfert vers la société russe Rosimushchestvo, l’agence fédérale pour la gestion des biens d’Etat. Rodnya Polya, premier exportateur russe de céréales fait l’objet de manœuvres similaires alors que son propriétaire, Piotr Khodykin, a été lâché alors même qu’il avait rapatrié ses actifs en Russie en 2023 : il lui est reproché sa détention d’un passeport du paradis fiscal Saint-Kitts-et-Nevis et sa résidence dans les Emirats.
Aujourd’hui, Vladimir Poutine plaide pour la mise en place d’un « cadre normatif » pour régler la question de privatisations « injustes » au cours des années 1990 : il souhaite la mise en place d’une « prescription » pour clore le dossier. Cela n’empêche pas la Russie d’agir autrement quand elle le veut. Les « cadres normatifs » aussi sont des domaines où la dialectique peut s’exercer…