Des sections départementales ou locales de l’association de la Libre-Pensée se sont distinguées en décembre dernier, en de nombreuses villes de France, de la Vendée à Béziers, en traquant systématiquement les crèches de Noël exposées en des lieux « publics ». Elles n’ont cependant obtenu que partiellement gain de cause auprès de la justice de la République, et ce malgré les liens historiques étroits entre la République et la Libre-Pensée. On rappellera particulièrement la phase de laïcisation intense, c’est-à-dire d’exclusion du Catholicisme de la Cité, entre 1879 et 1905, sous la Troisième République militante et la séparation officielle de l’Eglise et de l’Etat. Pourtant, courant de pensée bien connu hier, la Libre-Pensée n’évoque plus grand-chose dans son nom propre pour le grand public. Qu’est-ce donc que cette Libre-Pensée ?
Les mots et la chose
Excellent pour sa propagande, la Libre-Pensée n’en est pas moins un titre fort trompeur. Et certes, qui serait contre le fait de penser librement ? Voudrait-on d’une pensée esclave, servile, entravée ? Or cette Libre-Pensée, est tout sauf une inoffensive association d’aimables sceptiques, qui ne croyant en rien respecteraient parfaitement les croyances des autres. Elle se glorifie d’ancêtres antiques imaginaires, tels les matérialistes grecs comme Démocrite ou Epicure, voire des philosophes persans ou chinois à l’existence douteuse, ou mal traduits. Elle est mise en place au milieu du XIXe siècle, dans le contexte révolutionnaire de 1848, avec la fondation, le 21 mars 1848, de la Société Démocratique des Libres-Penseurs, autour de Jules Simon (1814-1896), personnage engagé à l’extrême-gauche, encore marginal en 1848 mais qui deviendra l’un fondateurs essentiels de la IIIe République en septembre 1870.
La Libre-Pensée se situe dans les marges franchement athées de la franc-maçonnerie. Dès 1848, elle se montre une véritable machine de combat contre l’Eglise catholique, et son influence sur les sociétés. Un de ses promoteurs initiaux les plus célèbres reste le poète et anticlérical virulent Victor Hugo. Bien que ne représentant pas complètement cette sensibilité, au sens où il en récusait le matérialisme au profit d’un spiritualisme très personnel, il en partageait le rejet de l’Eglise catholique.
Dans les années 1860, sans se confondre totalement avec lui, la Libre-Pensée accompagne la croissance du socialisme, et transmet son athéisme radical à la version marxiste du nouveau mouvement qui s’impose alors. Tolérée par Napoléon III, elle ne s’en oppose pas moins à son régime et joue un rôle essentiel dans son renversement en septembre 1870, dans le contexte dramatique de l’invasion allemande. De nombreuses personnalités-clefs de la IIIe République comme Clemenceau, le plus célèbre président du conseil, de 1906 à 1909, et surtout de 1917 à 1920, appartiennent à la Libre-Pensée.
La Libre-Pensée atteint donc son influence maximale entre 1879 et 1905, avec des dizaines de milliers de militants. Au début du siècle, elle se trouve au cœur des fondations des deux grands partis politiques de gauche et d’extrême-gauche, le Parti Radical-Socialiste et le Parti Socialiste SFIO. La guerre de 1914-1918, marquée par un comportement exemplaire des catholiques, sauve peut-être la France d’une nouvelle offensive violente de la Libre-Pensée, peu satisfaite de la loi de Séparation de 1905, sa haine du catholicisme la lui faisant considérer comme trop insuffisante dans la persécution. Moins présente explicitement au cours des décennies suivantes, elle conserve néanmoins un poids important dans le jeu politique, fournissant des matrices de pensée aux partis de gauche et surtout d’extrême-gauche.
Aujourd’hui, une vision délirante du monde
La Libre-Pensée possède d’ailleurs une vision assez délirante, « complotiste » même, de la France et de l’Union Européenne qu’elle perçoit comme contrôlées par le Vatican ! Il suffit de lire ses textes militants sur le site officiel de la Fédération Nationale de la Libre-Pensée (fnlp.fr). Le sous-titre du site est d’ailleurs édifiant, qui reprend le slogan « Ni Dieu, ni maître, à bas la calotte et vive la Sociale », sur fond de manifestation œcuménique d’extrême-gauche, associant ses propres banderoles à celles du Parti Communiste, d’anarchistes, ou d’homosexuels militants.
Ces Libres-Penseurs se prennent en quelque sorte pour des impies du XIVe ou du XVIe siècle, qui défieraient l’Inquisition, suivant la légende la plus noire et la plus fausse de cette ancienne institution de défense de la Foi de l’Eglise. Leurs prédécesseurs en impiété faisaient preuve parfois d’un courage humain indiscutable, même s’il était mis au service du pire.
Evidemment, les Libres-Penseurs ne risquent aujourd’hui plus rien. Ainsi, ils ne perçoivent nullement le ridicule de leurs discours quand ils s’exaltent eux-mêmes sur leur supposée audace. En effet, ils peuvent en toute impunité attaquer le plus violemment du monde les croyances et symboles chrétiens, ou supposés tels. Ils sont d’ailleurs beaucoup plus discrets sur l’islam ou le judaïsme, alors que suivant leurs propres principes, ils devraient attaquer également toutes les croyances religieuses, en particulier celles reposant sur des révélations divines, réelles ou supposées. Mais il serait sans doute plus risqué aujourd’hui d’attaquer l’islam. On se permettra donc de douter de la réalité de ce courage revendiqué.
Une contre-église militante
Au-delà de l’attaque contre tout reste public – en fait si faible – de culture chrétienne, est développé tout un programme idéologique qui possède sa cohésion à travers la seule négation systématique des principes moraux catholiques, ou simplement naturels. Ainsi la théorie du gender, que défend la Libre-Pensée, est soutenue en citant les extravagances de Simone de Beauvoir sur la construction purement sociale du sexe féminin, et sans référence aucune aux données de la nature.
La Libre-Pensée fonctionne véritablement comme une anti-Eglise, voire une secte, en imposant un contrôle étroit de ses membres. On est loin de sa profession de foi en la Raison et la Science, reposant au demeurant sur un scientisme très daté et particulièrement dangereux aujourd’hui avec les progrès du génie génétique. Ce souci de contrôle interne demeure fermement dans les statuts révisés d’août 2006. Son article 5 en particulier interdit strictement la participation personnelle à tout acte religieux, et impose de déposer un testament pour des obsèques civiles aux archives du groupement du mouvement.
Cette contre-Eglise souffre de schismes réguliers. Péniblement unifiée à son congrès de Rome de 1904, dans l’enthousiasme du défi ainsi porté au pape Pie X alors captif du Vatican, et avec la complicité des élites maçonniques dirigeant l’Italie récemment unifiée, elle éclate en de multiples fédérations internationales concurrentes depuis les années 1950. Les sections américaines avaient refusé le soutien de principe aux dictatures communistes d’Europe de l’Est, après 1947-48, et a fortiori après la répression de l’insurrection hongroise de 1956. La Libre-Pensée française pensait le prétexte insuffisant pour une rupture, et fonctionne depuis 1920 comme compagnon de route du communisme.
Intransigeante au sujet des crimes imaginaires du Vatican, elle n’a absolument rien voulu voir des monstruosités accomplies au nom du communisme.
Les deux principales obédiences internationales sont donc désormais l’IHEU, acronyme anglais d’usage courant de l’Union Internationale Humaniste et Ethique, issue du Congrès d’Amsterdam de 1952, et l’AILP, Association Internationale des Libres-Penseurs, qui se veut la plus ancienne, mais se résumerait pour l’essentiel à la Libre-Pensée française, avec des liens dans des pays culturellement proches, – et proches dans le rejet de l’Eglise catholique, ce qui suppose sa présence ancienne – comme l’Espagne, l’Italie, l’Argentine. Cette division reproduit naturellement celle qui traverse les maçonneries française et anglaises.
L’IHEU serait particulièrement présente au sein de l’UNESCO, pseudopode onusien pour la culture et l’éducation, de sa fondation à nos jours. Ceci expliquerait en partie l’éloignement des travaux de cette institution de la révélation chrétienne, sous le prétexte de formuler un discours universellement acceptable qu’elle ne parvient d’ailleurs pas à définir. L’athéisme de l’IHEU serait moins virulent que celui de l’AILP et l’association anglo-saxonne serait plus éloignée de l’extrême-gauche que son homologue française.
Le poids disproportionné de la Libre-Pensée sur la société française
La Libre-Pensée a réussi en France à obtenir des décisions de justice en sa faveur. Elle dispose d’un accès considérable aux médias, souvent supérieur aux représentants des traditions religieuses en général, et du catholicisme en particulier. Mais quel est son poids réel dans la population ? A défaut évidemment d’une majorité, encadrerait-elle des millions de Français, ou des centaines de milliers ? Non. Par l’héritage notamment de la tradition maçonnique du secret, la Libre-Pensée en France refuse absolument d’indiquer ses effectifs. Par recoupements, ils seraient quelques milliers seulement de militants dans toute la France. Certains maires attaqués récemment sur la question des crèches avaient d’ailleurs répondu à juste titre que, parmi leurs administrés, une poignée d’excités au plus auraient été dérangés dans leurs convictions.
Remarquons aussi que la Libre-Pensée cultive une forme d’anonymat collectif. Il n’est pas évident de découvrir ses dirigeants, qui sont fort peu connus, et ne se mettent jamais au premier plan – moins encore que les présidents d’obédiences maçonniques. Il faut avoir longtemps cherché pour trouver le nom essentiel de Christian Eyschen, porte-parole de l’AILP, et vulgarisateur assumé de sa doctrine.
La Libre-Pensée contre la morale catholique
Les mots d’ordre de la libre-pensée semblent former la base de la culture de la société. Le mariage homosexuel, l’avortement, la PMA-GPA, sont des combats qu’elle soutient avec vigueur. Autour de ces mots d’ordre a été construite toute une culture favorable, de feuilletons télévisés à des romans primés. Parmi les journaux dans sa mouvance, relevons les deux satiriques, le Canard Enchaîné et Charlie Hebdo.
La volonté de légiférer n’est jamais très loin, avec des poursuites désormais engagés contre des « homophobes », affreux néologisme applicable par exemple à tout catholique rappelant ce que dit le catéchisme des actes homosexuels. La Libre-Pensée se prononce en faveur de la libre immigration, sans aucune restriction, et tient à une définition très étendue de la lutte dite antiraciste. L’homme politique de premier plan le plus proche de la Libre-Pensée, et peut-être membre, suivant exactement son programme sur tous les points, est certainement le fondateur du Front de Gauche Jean-Luc Mélenchon, toujours très présent et soutenu médiatiquement malgré des résultats électoraux peu convaincants.
Ainsi, avec ses effectifs humains des plus réduits, il est d’autant plus choquant de constater l’emprise énorme de la Libre-Pensée sur nos institutions, et, au-delà, notre société. Il faudrait envisager une refondation des structures politiques de la France, balayant des traditions mauvaises, explicitement anticatholiques et profondément enkystées dans notre pays depuis les années 1880 au moins. C’est à cette œuvre titanesque que s’est attelé avec obstination le mouvement Civitas, qui aspire à reconstruire sur les ruines morales de notre pays une nouvelle Cité catholique.
Olivier Thibaut