Après la publication le 9 décembre du rapport du Sénat sur la torture pratiquée par la CIA, un sondage indique qu’une majorité d’Américain justifie la torture pour obtenir des renseignements urgents, 56% estimant qu’elle a permis de déjouer des attentats. Derrière le poids politique de la chose, se pose une question sémantique et morale.
Barak Obama a tenu à divulguer le rapport, l’assortissant de regrets qui sont autant de fleurs jetées à l’Amérique, capable de se « confronter à (son) passé », faire « face à (ses) imperfections », de changer et de « faire mieux ». Bref, un cocorico démocrate après une mini repentance, ou plutôt après avoir battu sa coulpe sur la poitrine de ses adversaires, en l’espèce les services secrets soutenus par les Républicains. Car les néocons, en particulier Dick Cheney vice-président au moment des faits, approuvent les méthodes utilisées, et rappellent qu’elles le furent dans le cadre d’un « programme autorisé ». La publication du rapport sénatorial sur la torture est donc une opération politique visant à discréditer les Républicains, tout en redorant l’image démocratique d’un Obama présenté à juste titre par ses adversaires comme dictatorial pour sa gestion des affaires par décret. C’est aussi une diversion : Obama se garde bien de s’attaquer à la croissance du système d’espionnage tous azimuts lancé par diverses agences gouvernementales américaines. Elles surveillent tout, tout le temps et tout le monde, y compris les citoyens américains, par des techniques de plus en plus sophistiquées, dont le rendement est désormais jugé bien meilleur que celui de la torture. La phraséologie anti-torture d’Obama fait donc habilement passer la pilule de son projet de surveillance totalitaire.
Une majorité d’Israéliens et d’Américains favorables à la torture
Concernant les moyens exceptionnels (surveillance totale ou interrogatoires incluant la torture), on observe qu’ils ont tous été autorisés, voire plébiscités, tant par les Républicains que les Démocrates, après les attentats du 11 septembre 2001. Il en fut de même en France en1956 lors de la bataille d’Alger, quand le gouvernement socialiste de Guy Mollet, dépassé par la situation, donna carte blanche à la dixième division parachutiste pour rétablir l’ordre. Les situations d’exception porteuses d’une forte peur débouchent toujours sur une évolution policière de la guerre et de la société. Il est significatif que l’Etat d’Israël, qui vit depuis des décennies dans une situation d’exception qu’on pourrait nommer un état de siège permanent, justifie lui aussi l’emploi de la torture.
Vue dans ce contexte et sous cet angle, les récentes déclarations de Marine Le Pen, en pleine campagne de dédiabolisation, sur la torture, ne doivent pas être interprétées comme un dérapage comme on en prêtait volontiers à son père, mais comme un élément de normalisation. Elle se place dans le cadre du choc des civilisations et d’une guerre à l’islamisme qui va immanquablement s’intensifier, en même temps que dans la perspective de la prochaine présidentielle américaine, qui a toutes les chances d’être remportée par un Républicain. De même que les conservateurs, elle sait que la majorité de l’opinion populaire n’est pas sur la ligne Obama : 51% des Américains en effet justifient la torture, contre seulement 29% qui la condamnent, et 43% condamnent Obama d’avoir publié le rapport du Sénat. En outre, on se souvient que lors de sa visite aux Etats-Unis en 2011 elle avait rencontré par l’intermédiaire de Guido Lombardi, italo-américain proche de la Ligue du Nord, l’un des membres influents de l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee), William Diamond. L’AIPAC, organisation très importante pour la communauté juive des USA, est connue pour ses positions très « fermes » sur la question de l’islam, des révolutions arabes, d’Israël. Après son approbation de l’Etat palestinien, son indulgence pour le jeune responsable frontiste converti à l’islam et ses déclarations en faveur de ses « compatriotes musulmans », Marine Le Pen a donc donné un coup de barre pour rassurer les droites américaine et israélienne, et ses compatriotes juifs qui voient en elle le seul rempart contre le danger islamiste en France.
La distinction sémantique entre question et supplice
Le mot torture est donc instrumentalisé de diverses manières dans le débat et l’action politique – à vrai dire, il l’a toujours été, en France particulièrement pendant la guerre d’Algérie. C’est un mot pourri, conçu par ceux qui l’utilisent pour confondre deux choses que l’analyse sémantique distingue, la question d’une part, de l’autre le supplice, avec tout le fond de jouissance sadique ou masochiste que ce dernier mobilise. La question est proprement la recherche de renseignements (dont des aveux) par l’emploi de la souffrance infligée et de la peur et la fatigue que cette souffrance engendre. Elle a été utilisée par diverses inquisitions et par divers pouvoirs laïques, et souvent codifiée en Europe. Pour illustrer cette distinction sémantique, les pratiques de l’armée française lors des guerres de décolonisation ont donné lieu à de longues controverses. La technique des supplices terribles infligés par le Vietminh à ses ennemis pour terroriser les populations a été réutilisée par exemple par les barbouzes de la police parallèle française contre des membres de l’OAS. Mais la question appliquée aux prisonniers FLN par des officiers parachutistes souvent anciens résistants se dispensa le plus souvent de tels ornements extrêmes. Pour obtenir un renseignement, tout un éventail de moyens existe, dont aucun n’est brillant du point de vue de la morale : achat, embrigadement, terreur, menace sur les proches, et enfin « torture ». Sur cette question, on se renseignera avec plus de précision auprès d’un Wladimir Volkoff qu’auprès d’un Paul Aussaresses : en Algérie des violences bénignes, des promesses, un retournement, furent heureusement plus fréquents que les scènes de grand guignol sanguinolentes.
Un insoluble problème moral
Qu’en est-il aujourd’hui pour la CIA ? Le rapport du Sénat américain, pour peu qu’il soit fiable, donne des exemples accablants de supplices d’où le sadisme ne semble pas absent, qui plus est inefficaces et recherchant même l’humiliation que le renseignement. Mais même si les faits ont l’ampleur décrite, même si un contre-rapport n’en limite pas la portée, cette triste constatation ne tranche pas la question : que faire en cas d’urgence absolue ? Comment sentir le moyen qui donnera le renseignement salvateur ? Vue d’un salon parisien ou new-yorkais, elle paraît bien salissante, odieuse. Sur l’instant, quand il est question de vie et de mort, c’est différent. Si la question est appliquée à bon escient par un homme de sang froid qui se limite strictement à son objet et que ni la haine ni l’orgueil n’envahissent, qui refusera le renseignement obtenu ? Au nom de quoi ? C’est la conscience de quelques-uns, et leur compétence, qui est en jeu, et cela ne ressortit nullement à quelque condamnation abstraite.