Joël Mokyr, Prix Nobel d’économie, prône une croissance sur fond de fragmentation politique et d’unité culturelle

 

Le Prix Nobel d’économie – un coup à droite, un coup à gauche ? – a récompensé cette année dont la pensée n’est pas favorable au mondialisme et à la gouvernance globale : Joel Mokyr, Philippe Aghion et Peter Howitt ont remporté le prix cette année pour avoir expliqué comment l’innovation stimule la croissance économique. Le premier, Joel Mokyr, américano-israélien, est récompensé pour ses travaux sur l’utilité de la confirmation scientifique de l’efficacité des innovations, qui a changé la donne, selon lui, depuis la révolution industrielle, en permettant aux nouvelles inventions de s’imposer dans une société « ouverte au changement ».

Le Français Philippe Aghion et le Canadien Peter Howitt sont quant à eux les constructeurs d’un modèle mathématique de la « destruction créative » : le mécanisme par lequel l’arrivée d’un produit à la fois nouveau et meilleur fait disparaître les sociétés qui produisent les produits dépassés. Ils plaident pour une gestion « constructive » de cette « destruction créative » pour éviter que les innovations fructueuses ne soient bloquées par les intérêts établis.

En toile de fond de leur pensée, on l’aura deviné, se trouve la révolution de l’intelligence artificielle. Aghion parle du « potentiel de croissance fantastique » que serait celui de l’IA, tout en appelant à des « politiques de concurrence strictes » pour réguler les sociétés de la tech et empêcher que les « superstars » n’étouffent les innovations proposées par les plus petits. On ne saurait lui imputer des idées à contre-courant : ainsi Aghion met en garde contre le « protectionnisme » américain en cours et encense les industries « vertes ».

Mais ce n’est pas cela qui retient aujourd’hui notre attention.

 

Joel Mokyr, Prix Nobel d’économie, lie la croissance à la diversité politique

Breitbart Business Digest s’intéresse en effet à la manière dont Mokyr a répondu à la question de savoir pourquoi l’Europe est devenue « la puissence économique mondiale » qu’elle a été. « Ce qu’il a découvert est révolutionnaire. L’Europe a prospéré parce qu’elle était politiquement fragmentée, et non malgré cela », écrit le média, qui ose évoquer une sorte de « nationalisme économique » favorable à la croissance.

« Depuis près d’un siècle, les partisans de la gouvernance mondiale partent du principe que l’harmonisation des règles et la centralisation du pouvoir sont sources de prospérité. L’ensemble de la structure de l’Union européenne repose sur cette hypothèse, tout comme les organismes de réglementation internationaux, les accords commerciaux et le projet plus large d’intégration économique mondiale », écrit Breitbart.

L’éditorial poursuit : « Les recherches de Mokyr montrent que c’est exactement le contraire. La division de l’Europe en dizaines d’Etats concurrents a créé un “marché des idées” où les innovateurs pouvaient échapper à la répression. Si le roi de France interdisait vos recherches, vous déménagiez aux Pays-Bas. Si le pape condamnait votre travail, vous trouviez refuge dans les territoires protestants. Les idées hétérodoxes ont survécu parce qu’aucune autorité unique ne pouvait les réprimer partout. » Tout le contraire de la Chine impériale qui a connu la stagnation quand l’Europe connaissait une « croissance explosive ».

 

La croissance de l’économie européenne supposait une culture partagée

Passons sur le côté religieux de l’analyse, pas vraiment à propos. Retenons plutôt ceci :

« Les implications pour l’UE d’aujourd’hui sont dévastatrices. Bruxelles impose désormais des réglementations à l’échelle du continent sur tout, du développement de l’IA aux marchés du travail en passant par les services financiers. Il n’y a pas d’échappatoire. Si l’UE décide que votre modèle commercial enfreint ses règles, vous n’avez plus d’autre choix que de quitter complètement l’Europe. Bruxelles a recréé le modèle impérial chinois que Mokyr identifie comme l’ennemi de l’innovation. Pas étonnant que l’économie européenne soit à la traîne. »

Voilà qui mérite au moins réflexion…

Joel Mokyr note surtout que l’Europe « a réussi à combiner de manière idéale la fragmentation politique » (c’est-à-dire la multiplicité des nations) « et l’intégration culturelle et intellectuelle ». Cela grâce au latin, que tous comprenaient, pouvant se lire les uns les autres au-delà des frontières et des organisations politiques et réglementaires grâce à « un héritage civilisationnel commun issu de Rome et de la Renaissance ».

« Les scientifiques pouvaient se déplacer d’une juridiction à l’autre tout en continuant à communiquer. Ils partageaient une éducation classique, la théologie chrétienne (même lorsqu’ils s’opposaient à ce sujet), les concepts du droit romain et les cadres aristotéliciens. Mais ils vivaient sous des systèmes politiques radicalement différents, avec des règles, des mécènes et des approches réglementaires différents », écrit Breitbart.

 

Joel Mokyr, pas un maître à penser mais un vrai critique de l’UE

C’est à peu près ce qui se passe aujourd’hui dans « l’anglosphère », assure Breitbart, contrairement à l’UE « entièrement axée sur l’intégration politique » : « Bruxelles harmonise les réglementations tandis que les dirigeants européens s’excusent pour la civilisation occidentale. Ils ont inversé le modèle : unité politique avec fragmentation culturelle au lieu d’unité culturelle avec fragmentation politique. » Et la « liberté de circulation » qu’on y vante y permet simplement de se déplacer entre des pays qui de toute façon obéissent aux mêmes directives de Bruxelles : « Les frontières physiques sont ouvertes, mais les frontières réglementaires sont fermées. »

Et de conclure : « Le secret des Lumières était que la concurrence est supérieure au consensus. La souveraineté elle-même est une innovation qui favorise la croissance. Les laboratoires de souveraineté européens ont construit le monde moderne. »

Au-delà des objections à l’IA ou de la légitime critique des Lumières, voire des idées naturalistes de la Renaissance qu’on aimerait formuler, il y a ici une belle mise en cause économique de la réglementation soviétoïde, sans ancrage dans le réel et dans le bien, qui a cours dans l’Union européenne : elle ne souffre pas d’hyperlibéralisme comme on le dit trop souvent, mais du manque de souverainetés nationales, de libertés et de diversité.

 

Anne Dolhein