Il y a vraiment fort peu de chances que, pris d’un soudain respect pour le christianisme, l’ONU n’institue une séance d’adoration eucharistique où les leaders du monde, enfin réunis dans une démarche religieuse unifiée, reconnaîtraient ensemble la royauté du Christ et sa présence avec nous jusqu’à la fin des temps. Et c’est normal, direz-vous, puisque l’ONU est une instance globale et laïque où tous ne partagent pas une seule foi. Mais en vérité, l’ONU ne recule pas devant la spiritualité (surtout quand elle n’est pas catholique) : à preuve, la récente annonce par le coordinateur résident de l’ONU en Inde, Sombi Sharp, de la prochaine organisation d’une séance de yoga au Secrétariat de l’ONU le 21 juin prochain. Elle sera dirigée par Narendra Modi en personne. La prestation du Premier ministre indien sera ainsi le point d’orgue de la Journée internationale du yoga qu’il a lui-même fait adopter par l’Assemblée générale de l’ONU en décembre 2014. Et oui, le yoga est une spiritualité, même si elle ne se reconnaît pas comme religion.
On met beaucoup en avant la démarche politique que constitue pour Modi la promotion du yoga, que lui-même pratique tous les matins en inscrivant sa démarche dans la tradition hindoue et indienne pour mieux « flatter la fibre patriotique » de sa population, tout en rappelant au monde entier, où le yoga reste tellement à la mode, que celui-ci vient de son pays.
Narendra Modi impose sans peine son modèle de la spiritualité
Mais l’affaire va beaucoup plus loin. Sombi Sharp a annoncé la prestation de Modi en affirmant : « Je pense qu’il s’agira de quelque chose de majeur. » « Le message est très important, il s’agit de la pleine conscience, il s’agit de soutenir la santé mentale, spécialement en ces temps lourds de stress qui sont les nôtres, il s’agit de l’esprit et du corps, de garder la santé, de faire de l’exercice, ce à quoi nous encourage toujours l’OMS, et donc nous soutenons beaucoup le yoga pour toutes ces raisons », a-t-il ajouté.
La « pleine conscience », explicitement visée et approuvée, est présentée comme une technique de méditation, mais elle est avant tout une manière d’appréhender le monde selon un système de « valeurs » propre. Celui-ci relève de l’introspection sans objet extérieur ou transcendant (alors que la méditation chrétienne est centrée sur le Tout Autre, sur Dieu), il vise le non jugement de ce qui nous entoure, de ce qui se produit, de l’autre et de soi-même ; aujourd’hui on n’en parle plus guère sans évoquer en même temps l’« auto-compassion ».
En plaidant, le 27 septembre 2014, pour la mise en place d’une Journée internationale du yoga, Modi lui-même avait mis en avant cette dimension spirituelle. Au terme d’un long discours sur la place de l’Inde dans le monde, « la croyance sacrée » qui a suscité la création de l’ONU, la pauvreté, la paix, le développement durable, le changement de nos styles de vie et l’utilisation de l’énergie, il déclara :
« Pour nous, en Inde, le respect de la nature fait partie intégrante du spiritualisme. Nous considérons les bienfaits que nous offre la nature comme sacrés. Le yoga est un cadeau inestimable de notre ancienne tradition. Le yoga incarne l’unité de l’esprit et du corps, de la pensée et de l’action, de la retenue et de l’épanouissement, de l’harmonie entre l’homme et la nature, ainsi qu’une approche holistique de la santé et du bien-être. Il ne s’agit pas de faire de l’exercice, mais de découvrir le sens de l’unité avec soi-même, le monde et la nature. En changeant notre mode de vie et en créant une conscience, cela peut nous aider à faire face au changement climatique. Travaillons à l’adoption d’une journée internationale du yoga. »
Modi, l’ONU et « l’unité avec la nature »
Relisons cette phrase, elle dit tout : « Il ne s’agit pas de faire de l’exercice, mais de découvrir le sens de l’unité avec soi-même, le monde et la nature. » Plus de sujet ni d’objet, insertion dans une conscience universelle, dans le Grand Tout : c’est l’essence même des religions orientales.
Ou comme l’explique un texte de Sri Aurobindo dans un journal indien il y a une dizaine d’années :
« Le yoga n’est pas une invention moderne de l’esprit humain, mais une possession ancienne et préhistorique. Les Védas sont le plus ancien document humain existant et les Védas, d’un certain point de vue, sont une grande compilation de conseils pratiques sur le yoga. Toute religion est une fleur dont le yoga est la racine ; toute la philosophie, la poésie et les œuvres de génie l’utilisent, consciemment ou inconsciemment, comme un instrument. Nous croyons que Dieu a créé le monde par le yoga et que c’est par le yoga qu’il le ramènera à lui. Yogah prabhavapyayau, le yoga est la naissance et la disparition des choses. Lorsque Sri Krishna révèle à Arjuna la grandeur de sa création et la manière dont il l’a construite à partir de son être en réconciliant les oppositions logiques, il dit : “Pasya me yogam aishwaram.” Voyez mon yoga divin. Nous attachons généralement un sens plus limité à ce mot ; lorsque nous l’utilisons ou l’entendons, nous pensons aux détails du système de Patanjali, à la respiration rythmique, aux façons particulières de s’asseoir, à la concentration de l’esprit, à la transe de l’adepte. Mais ce ne sont que des détails de systèmes particuliers. Les systèmes ne sont pas la chose elle-même, pas plus que l’eau d’un canal d’irrigation n’est le Gange. Le yoga peut être pratiqué sans la moindre considération pour la respiration, dans n’importe quelle posture ou sans posture, sans aucune insistance sur la concentration, en plein état de veille, en marchant, en travaillant, en mangeant, en buvant, en parlant avec d’autres, dans n’importe quelle occupation, en dormant, en rêvant, dans des états d’inconscience, de semi-conscience, de double-conscience. Il ne s’agit pas d’un remède miracle, d’un système ou d’une pratique fixe, mais d’un processus éternel fondé sur la nature même de l’univers. »
Sri Aurobindo était un yogi de la première moitié du XXe siècle. On lui doit aussi cette phrase : « Là nous percevons ce qu’est réellement le monde ; nous savons de toutes les manières que nous-mêmes sommes en autrui, qu’autrui est nous-mêmes et que nous sommes tous l’Un universel qui s’est multiplié. Nous perdons la position individuelle rigoureusement séparée qui est la source de toute limitation et de toute erreur. »
L’ONU approuve un panthéisme qui avance à peine masqué
C’est pour cela que l’ONU s’enthousiasme : pour un immanentisme assumé, une forme de panthéisme – spiritualité globale à plus d’un titre.
Chose rare à l’ONU, la proposition de Modi plut si bien aux leaders des Etats-membres que, trois mois et demi à peine après son appel à la création d’une Journée internationale du yoga, la question fut inscrite à l’ordre du jour de la 69e Assemblée générale avec le soutien de 175 pays « sponsors » sur 193. La proposition fut adoptée, avec le concours, notamment, de la France, des Etats-Unis, de la Russie, de la Syrie, de la Chine et des Philippines. La multipolarité a des limites.
Le choix du 21 juin est en lui-même un programme. En évoquant sa proposition en ce sens, Narendra Modi a pu faire observer qu’il s’agit d’un des deux solstices ; dans l’hémisphère nord, ce jour le plus long de l’année est par excellence la fête des religions païennes, celui où le soleil est adoré et où, selon des experts du yoga, on peut « construire une connexion avec le soleil et la nature ». Le solstice d’été a d’ailleurs son importance dans le yoga, marquant la naissance des kriyas, les techniques de purification destinées à « purifier » l’esprit et le corps de l’intérieur.
Le yoga a fait l’objet d’une sérieuse mise en garde dans un document du Saint-Siège, Jésus-Christ le porteur d’eau vive, une réflexion chrétienne sur le “Nouvel Âge”, et on peut lire une présentation de ses effets nocifs par un missionnaire catholique ici. L’exorciste chilien Luis Escobar y voit carrément l’œuvre du diable.