Le pape François a salué « la grande culture et la grande humanité » du tsar Pierre le Grand et de la Grande Catherine dans un vidéo-message adressé à de jeunes Russes catholiques réunis à Saint-Pétersbourg vendredi dernier pour la 10e Journée russe de la jeunesse, les qualifiant de dirigeants d’un « grand empire éclairé, de grande culture et de grande humanité ». Déclaration pour le moins controversée alors que les deux empereurs ayant régné au XVIIIe siècle sont précisément ceux qu’invoque Vladimir Poutine comme modèles pour les annexions territoriales auxquelles il a procédé en Ukraine.
« Vous êtes les héritiers de la grande Russie – la grande Russie des saints, des rois, la grande Russie de Pierre le Grand, de Catherine II, le grand empire russe, cultivé, de tant de culture, de tant d’humanité. Vous êtes les héritiers de la grande mère Russie. Allez de l’avant », a dit le pape François.
Ses déclarations impromptues sur Pierre le Grand et Catherine II la Grande ne figurent pas dans la retranscription officielle de ses propos publiée par le Vatican ; en revanche, elles ont été relayées par le diocèse catholique de Moscou sur le site internet de l’église de la Mère de Dieu, ainsi que par un reportage télévisé réalisé par une agence de l’Eglise, Siberian Television.
Les propos du pape François sur la Russie « rattrapés »
Après un premier refus de répondre aux demandes d’explications de la part de la presse, le directeur du Bureau de presse du Saint-Siège a « clarifié » mardi ce que le site d’informations du Vatican qualifie de « propos spontanés ». Matteo Bruni a déclaré :
« Dans les propos spontanés adressées à certains jeunes catholiques russes ces derniers jours, comme il en ressort clairement du contexte dans lequel il les a prononcées, le Pape a voulu encourager les jeunes à préserver et à promouvoir ce qu’il y a de positif dans le grand patrimoine culturel et spirituel russe, et certainement pas à exalter des logiques impérialistes et des personnalités gouvernementales citées pour indiquer certaines périodes historiques de référence. »
S’il est vrai que le pape François invitait les jeunes à préserver leur « héritage », les précisions fournies par Matteo Bruni ressemblent fort à une sorte de rattrapage interprétatif au vu de la clarté initiale du message, qui a fortement ému aussi bien la hiérarchie catholique en Ukraine que de personnalités d’autres pays voisins de la Russie comme l’Estonie, la Pologne ou la Lituanie. Et ce d’autant que le pape n’a jamais explicitement condamné l’invasion de l’Ukraine par le Russie en février 2022, suggérant – comme le veut la version russe – que l’expansion de l’OTAN dans l’Est de l’Europe l’avait provoquée. Le pape a également présenté cette guerre comme un conflit entre les grandes puissances, Russie et Etats-Unis, dont l’Ukraine serait la victime, au nom d’intérêts « impériaux » qui « mettent les nations à la seconde place : c’est ce qu’il a déclaré lors d’un entretien avec la télévision suisse publique au mois de mars dernier.
L’empire russe historique semble en tout cas jouir de sa faveur, si l’on s’en tient à la lettre de ses propos aux jeunes de Saint-Pétersbourg.
C’est en juin 2022 en particulier que Poutine, lors d’une rencontre avec des jeunes entrepreneurs et scientifiques, avait invoqué la Grande guerre nordique menée pendant 21 ans par Pierre le Grand contre la Suède et ses alliés polonais, au cours de laquelle – disait Poutine – le tsar n’avait « rien pris » à ses adversaires, mais était simplement « revenu » dans des terres russes « depuis des temps immémoriaux » alors même que les pays européens les considéraient comme suédoises. Et d’expliquer qu’il appartient à la Russie d’aujourd’hui de « revenir et de renforcer » ses territoires de la même manière.
L’histoire de la Russie et de l’Ukraine marquée par les tsars Pierre et Catherine
Vladimir Poutine a également eu recours au terme de Novorossiya, ou Nouvelle Russie, pour évoquer la partie méridionale de l’Ukraine actuellement occupée par la Russie : le terme avait été créé en 1764 lors des conquêtes de la Grande Catherine dans cette région.
Tout cela a été largement dénoncé sur les réseaux sociaux. On a moins parlé de la Grande Catherine comme despote éclairée : elle jouissait de l’admiration des philosophes, tels Diderot, d’Alembert et Voltaire et elle-même admirait les Lumières (maçonniques), allant jusqu’à financer l’Encyclopédie et donc l’anticatholicisme en France – même si la Révolution de 1789 s’avéra néfaste pour son propre pouvoir.
C’est cela aussi, la Russie du XVIIIe siècle, et vanter sans réserve sa culture devrait ainsi poser quelque problème à un pape catholique, même si, comme l’observe le Wall Street Journal, Catherine offrit un lieu de repli aux jésuites lors de la suppression de la Compagnie par Rome à la fin du XVIIIe.
L’archevêque majeur de l’Eglise grecque catholique ukrainienne, Sviatoslav Shevschuk, a réagi de manière vive aux propos du pape au moyen d’une déclaration écrite, lundi soir, reproduite intégralement sur le blog de Sandro Magister (ici en français).
Le pape François dénoncé par Mgr Shevschuk
Evoquant la douleur et l’inquiétude des catholiques d’Ukraine, Mgr Shevschuk a notamment écrit :
Nous présumons que les déclarations de Sa Sainteté aient été prononcées de manière spontanée, sans la prétention de donner une analyse historique, et encore moins avec l’intention de soutenir les ambitions impérialistes de la Russie. Malgré cela, nous partageons la grande douleur suscitée par ses observations dans le chef des évêques, du clergé, des moines et des fidèles non seulement de notre Eglise, mais également d’autres confessions chrétiennes, ainsi que de représentants d’autres confessions religieuses. Dans le même temps, nous partageons également la grande déception de la société civile ukrainienne à la suite de ces déclarations.
Les déclarations sur la « grande Russie de Pierre I, de Catherine II, de cet empire grand et éclairé, de grande culture et de grande humanité » font référence au pire exemple de l’impérialisme et du nationalisme extrême russe. (…)
En tant qu’Eglise, nous tenons à signaler que, dans le contexte de l’agression de la Russie contre l’Ukraine, de telles expressions inspirent les ambitions néocoloniales du pays agresseur au lieu de dénoncer et de condamner cette manière d’« être Russes ».
Alors que la nonciature à Kiev publiait plus tard dans la soirée un communiqué similaire à celui de Matteo Bruni, affirmant que le pape n’avait « jamais encouragé d’idées impérialistes », le porte-parole du Kremlin, Dimitri, s’est réjoui des déclarations du pape sur l’héritage de la Grande Russie, « qui est en forte harmonie avec les positions de l’Etat et de la société russes ».
« Le pape connaît l’histoire russe et cela est très positif », a ajouté Peskov, qui juge « encourageant » de voir « l’appel du pape à l’unisson » des efforts d’éducation des jeunes en vue de leur faire connaître le legs du passé.