C’est Marianne qui soulève ce lièvre : le dernier rapport du jury de l’ENA – destiné en priorité aux candidats recalés, afin qu’ils puissent ruminer les vraies raisons de leur échec, et à ceux de la session prochaine – rend compte d’une situation a priori étonnante, le manque d’originalité et de réflexion personnelle des impétrants. Pour un concours censé s’adresser à la crème de l’intelligence, afin de préparer ceux qui, demain, occuperont les plus hauts postes de l’Etat, quelle claque ! L’édition 2017 du concours d’entrée a donné lieu à des remarques acerbes de la part du jury qui ont vu défiler un troupeau de conformistes moutonniers. Le Français lambda, habitué à brocarder les énarques, y trouvera son miel. Mais il n’y a pas seulement matière à rire.
Les regrets qui viennent le plus souvent au long de ce document de plus de 50 pages se traduisent par des références fréquentes à l’absence d’originalité des raisonnements des candidats qui, tout en faisant montre d’une bonne connaissance de leurs dossiers et d’une préparation impeccable sont souvent prisonniers de fiches précuites. La « réflexion personnelle », la capacité à imaginer une situation concrète et à y apporter une réponse tirée de sa propre expérience – une partie des candidats sont issus du monde professionnel – et l’aptitude à raisonner en répondant très précisément à une question tout en faisant appel à une multitude de réalités semblent avoir fait défaut.
Le rapport pointe le peu de réflexion personnelle chez les candidats à l’ENA
En somme, les candidats énarques, inquiets à l’idée de rater leur concours, voulaient surtout exprimer ce qu’ils imaginaient devoir dire pour plaire au jury. La lecture des critiques détaillées proposées par ses membres montre que c’est une mauvaise tactique. Ce serait plutôt rassurant si l’on pouvait espérer que les candidats choisis se départissent effectivement de ce travers…
Ainsi, l’une des questions posées lors de l’entretien oral – ce n’est plus le Grand Oral, attention – cherchait à savoir ce que les candidats pensaient de la fermeture des voies sur berge à Paris.
Commentaire du jury : « La fermeture des voies sur berge a ainsi quasi systématiquement donné lieu à une réponse d’adhésion totale, sans prise en compte des inconvénients possibles (l’accès à Paris des habitants des banlieues, le déport de la pollution sonore et atmosphérique, le contexte du Grand Paris….). Il est parfaitement acceptable de penser qu’il s’agit d’une bonne décision mais ce que le jury cherche à évaluer, c’est le raisonnement qui conduit à cette position, la manière dont le candidat construit sa réflexion, argumente et convainc. »
Un même conformisme s’est particulièrement illustré lors d’une épreuve portant sur le sujet – passionnant ! – « Peut-on faire confiance aux pouvoirs publics ? ». Le jury a là encore constaté la propension du plus grand nombre à plaquer des idées toutes faites : « Il faut se garder des affirmations trop simples ou non étayées. Ainsi, des candidats assez nombreux ont cru pouvoir affirmer que les régimes autoritaires ne se fondaient jamais sur une certaine confiance. Une vision manichéenne de l’histoire de France est également frappante : aucune part pour la confiance avant la Révolution, la pleine confiance après… »
L’Ecole nationale d’administration, une école de conformistes ?
Cette épreuve a donné lieu à un autre commentaire remarquable face à l’absence d’exemples contemporains : « Il est surprenant de ne pas trouver de référence au mariage pour tous et aux imposantes manifestations qui ont occupé les rues au moment du vote de la loi. Il s’agit pourtant d’une rupture de confiance spectaculaire entre l’Etat et une partie des citoyens, plus parlante que l’évocation des guerres de Religion au XVIe siècle, trouvée dans plusieurs copies. C’est comme si le candidat imaginait la copie idéale comme un texte éthéré, où n’apparaîtraient surtout pas les sujets délicats. Cette autocensure aboutit à des copies très uniformes où le point de vue personnel apparaît rarement… »
On est ravi d’apprendre qu’à l’Ecole nationale d’administration, on est capable de penser autrement et que cela est même souhaité. Mais des années de bourrage de crâne par l’Education nationale sont certainement passées par là – si les candidats peuvent paraître à cet égard hors-sol ce n’est pas forcément de leur faute. Et c’est peut-être le jury qui ne se rend pas compte à quel point la pensée unique est désormais partagée et imposée !
De nombreux membres du jury se lamentent également du niveau d’orthographe et de syntaxe de certains candidats. Voyez leur irritation :
« Les copies sales (traînées de blanc correcteur, ratures, taches…) ont été pénalisées : elles témoignent d’un travail improvisé, et accessoirement d’un manque de respect pour le lecteur. Quelques fautes d’orthographe, d’accord ou de syntaxe, récurrentes, ont été relevées et restent peu admissibles à ce niveau de concours. Trop de candidats semblent ignorer qu’on doit dire “sans qu’il soit” (pas “sans qu’il ne soit”) et “enjoindre à quelqu’un de faire” (pas “enjoindre quelqu’un à faire”) ; qu’on doit écrire “il fut”, “il eut” sans accent circonflexe au passé simple de l’indicatif (mais “qu’il fût”, “qu’il eût” à l’imparfait du subjonctif), ou encore “elles se sont succédé” (mais “elles se sont rencontrées”) ; qu’on doit mettre une majuscule au nom “les Français” mais pas à l’adjectif “le peuple français” ; qu’on ne doit pas confondre “dénoter” (indiquer) avec “détonner” (trancher sur)… Faut-il rappeler que la pratique d’un français correct est requise par les fonctions qu’aspirent à exercer les candidats ? »
Le jury du concours de l’ENA à la recherche de l’originalité
Plût au ciel que cet amer constat pût alerter les membres du jury sur la déstructuration de la pensée, de la langue, de l’écriture par les méthodes pédagogiques aberrantes et la grammaire fonctionnelle ! Ils se mobiliseraient peut-être pour que l’école permette réellement aux talents d’éclore et de s’appuyer sur des « savoirs » solides. Ce n’est pas le cas, même pour les jeunes qui arrivent au niveau supposément le plus élevé des cursus de formation. Et c’est cela aussi qui explique leur absence trop fréquente d’analyse personnelle : ils n’en ont pas reçu les outils.
D’autres membres du jury insistent : « D’un point de vue formel, quelques copies étaient, à la surprise des correcteurs, indigentes concernant le style et l’orthographe. Ces copies étaient heureusement très minoritaires. Plus généralement, le style des candidats est souvent lourd, peu compréhensible, peu précis et abusivement technocratique. Un effort d’intelligibilité et de pédagogie serait pertinent à mener pour les candidats futurs. »
La crème de la crème, on vous dit !
ENA de la non-discrimination à l’Etat tout-puissant
Sur un point, cependant, le jury fait de gros efforts, qui lui sont d’ailleurs demandés : formés préalablement à la non discrimination, surtout pour les entretiens oraux, ils se sont efforcés de ne pas se laisser influencer par leur propres préjugés « en répérant les risques de discrimination y compris involontaire »… Le saviez-vous ? « Les membres des jurys des épreuves d’admission ont été formés, pendant une demi-journée, par un cabinet spécialisé dans le recrutement, à la lutte contre la discrimination et au respect de l’égalité de traitement entre les candidats. »
A propos de l’entretien, des membres du jury précisent ainsi :
« Par ailleurs, bien que figurent dans les dossiers les centres d’intérêt des candidats (littérature, musique, théâtre….), les membres ont en général évité les questions dans ces domaines, qui ramènent inévitablement à une culture générale qui peut s’avérer discriminante. Ils ont également exclu toute question renvoyant à l’origine socio-économique des candidats ou concernant leur vie personnelle ou leur statut civil. Enfin, ont également été exclues les questions pouvant mettre les candidats mal à l’aise : religion, bioéthique… » Tout cela au nom de la « bienveillance » et de « l’empathie » qui sont désormais de mise pour recruter les futurs énarques.
On n’est pas près de voir les hauts fonctionnaires devenir moins fonctionnaires, voilà la leçon de ce rapport sur l’ENA auquel nous laisserons un dernier mot, mi-ironique, mi-satisfait :
« Globalement, la motivation des candidats ne peut être mise en question. Tous donnent un sens réel à l’intérêt général et, parfois un peu naïvement mais on ne saurait les blâmer, attribuent à l’Etat et à l’administration des pouvoirs et des vertus sans limites. »
Bons petits soldats du socialisme ?