Le Telegraph de Londres propose une enquête, photos satellites à l’appui, sur des éléments montrant que la Russie s’investit de manière plus appuyée depuis le début de l’année en Libye, avec des vues sur le Mali, le Soudan, le Tchad et la République centrafricaine. L’Africa Corps – ou plutôt l’Afrika Korps que nous évoquions ici – a pris le relais après la mort du chef du groupe Wagner, et on constate une accélération qui passe par la rénovation d’infrastructures militaires et l’envoi de matériel militaire en Afrique. Sans compter une flambée des transactions pétrolières. L’article de Sophia Yan pose d’importantes questions ; nous vous en proposons ci-dessous la traduction intégrale. Il vient contredire l’idée répandue selon laquelle la Russie n’intervient pas dans les pays étrangers et ne cherche qu’à défendre son pré carré… Comme on l’a vu tout récemment en Syrie, où Alep est tombée aux mains de rebelles qui ont chassé les Russes de trois bases militaires entourant la ville, et où le port militaire de Tartas constitue pour la Russie un accès essentiel à la Méditerranée. – A.D.
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L’empreinte militaire de la Russie révélée par satellites
Des images satellite ont révélé que la Russie fait atterrir des avions militaires en Libye sur des pistes d’atterrissage récemment rénovées sous son contrôle, alors que le Kremlin étend rapidement son empreinte en Afrique.
Une analyse de trois bases aériennes libyennes effectuée par le Telegraph a permis de découvrir des avions de transport militaire russes, des pistes d’atterrissage modernisées, des défenses périmétriques renforcées et des bâtiments entièrement nouveaux, autant de changements qui se sont produits cette année.
Ces améliorations laissent penser que la Russie renforce considérablement sa présence militaire en Libye, grâce à son partenariat de plus en plus étroit avec le chef de guerre libyen, le général Khalifa Haftar, qui contrôle les parties orientale et méridionale du pays.
La Libye est au cœur des opérations russes qui se développent rapidement en Afrique, ouvrant la voie à un meilleur accès à des pays tels que le Soudan, le Mali, le Tchad et la République centrafricaine.
Selon les experts, le contrôle militaire de la Libye permet également à la Russie de tracer un arc de puissance depuis la Méditerranée orientale – où elle contrôle déjà des positions côtières en Syrie – jusqu’à la Méditerranée méridionale, en passant par la Libye.
Mardi dernier, Yunus-Bek Yevkurov, vice-ministre russe de la défense, s’est rendu en Libye pour rencontrer le général Haftar. Il s’agissait de sa sixième visite depuis août 2023, ce qui témoigne de l’approfondissement des relations.
« La Russie utilise la Libye comme un point d’appui stratégique pour projeter sa puissance sur le reste du continent africain », estime Charles Cater, directeur des enquêtes de The Sentry, une organisation à but non lucratif basée à Washington DC et spécialisée dans la recherche d’informations sur la corruption.
En Libye, des témoins confirment les images
Les détails des images satellites ont été corroborés par The Sentry, qui s’appuie sur ses enquêtes locales et sur des entretiens avec des personnes ayant une connaissance directe de la situation, ainsi que sur des témoins oculaires.
« En tirant parti d’une gouvernance fragmentée et d’une corruption endémique, ainsi que de l’apparente complaisance des puissances régionales et internationales, Moscou s’est de plus en plus implantée militairement et économiquement en Libye », affirme Cater.
Les forces russes ont commencé à rénover les installations de la base militaire de Brak al-Shatti, dans le centre de la Libye, au début de cette année. Grâce à ces travaux, les avions militaires russes ont pu atterrir à Brak en avril sur une piste d’atterrissage inutilisée depuis des années.
En avril, les forces russes ont effectué quatre livraisons maritimes par le port de Tobrouk, dans le nord-est de la Libye, près de la frontière avec l’Egypte. Le matériel arrivé – des véhicules militaires et des munitions – s’est ensuite retrouvé dans des bases contrôlées par la Russie en Libye, y compris à Brak, selon les experts de The Sentry.
Des avions militaires russes continuent d’atterrir à Brak et d’en repartir, ce qui indique que les livraisons de matériel se poursuivent. La présence d’un Iliouchine-76, un avion militaire russe, a été confirmée au sol à la mi-septembre, comme le montre une image satellite fournie au Telegraph par Maxar Technologies.
Début novembre, un Iliouchine-76 a également été photographié par satellite sur la base aérienne d’al-Jufra, située dans le centre de la Libye, à environ 200 miles au nord de l’installation de Brak.
Des avions-cargos militaires atterrissent régulièrement à al-Jufra, ainsi que des chasseurs MiG-29 et des bombardiers Su-24 – des avions de combat russes qui aident le général Haftar à garder le contrôle de son territoire.
Selon les experts, si le matériel militaire qui arrive reste à la disposition du général Haftar, certaines fournitures sont également acheminées vers d’autres pays africains.
Tarek Megerisi, spécialiste de la Libye au Conseil européen des relations extérieures, estime que des milliers de tonnes d’armes ont été livrées au cours de l’année écoulée.
Les bases militaires contrôlées par la Russie se renforcent considérablement
Plus au nord de l’installation d’al-Jufra se trouve la base aérienne d’al-Qardabiyah, près de la côte méditerranéenne de la Libye. Parmi les trois bases examinées par le Telegraph, Al-Qardabiyah est celle qui a subi les rénovations les plus importantes au cours de 2024.
Ici aussi, les forces russes ont fortifié la base en y ajoutant de nouvelles installations, en réaménageant les pistes d’atterrissage et en renforçant les défenses du périmètre. Plusieurs nouveaux bâtiments, visibles sur des images satellites prises en novembre, ont été construits par rapport à l’année dernière. Un plus grand nombre de véhicules sont également présents sur la base.
Les militaires russes sont devenus omniprésents à Al-Qardabiyah, où ils assurent également la formation des forces du général Haftar. Ils sont si bien implantés que les experts de The Sentry affirment que les brigades du général doivent demander l’autorisation d’accéder aux bases contrôlées par les Russes sur le sol libyen.
Les effectifs des troupes russes ont considérablement diminué par rapport au pic de 3.000 hommes atteint en 2020, en partie à cause de la guerre en Ukraine, mais ils commencent à revenir à leur niveau d’alors. Selon les estimations de certains experts, le nombre total de soldats s’élèverait désormais à environ 2.000.
Cette présence accrue en Libye donne à Moscou la possibilité de peser sur la stabilité politique, sécuritaire et économique le long du flanc sud de l’OTAN, qu’il s’agisse de déployer des forces militaires ou de perturber les marchés de l’énergie en manipulant le rôle de la Libye en tant qu’exportateur majeur de pétrole brut.
« L’argent, la présence et les troupes militaires s’accompagnent d’une position politique », explique Chiara Lovotti, chercheuse à l’Institut italien d’études politiques internationales, qui se concentre sur la politique étrangère de la Russie au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
« C’est un moyen pour Moscou, pour le Kremlin, de gagner de l’argent », a-t-elle ajouté. Dans l’ensemble, la puissance croissante de la Russie « constitue une menace pour la présence de l’Europe et de l’OTAN ».
Continuer à avoir accès à la Libye revêt une telle importance pour Moscou que cette dernière a également fait des ouvertures au gouvernement du pays reconnu par les Nations unies et dirigé par Abdul Hamid Dbeibeh, le Premier ministre, une démarche qui semble viser à couvrir ses arrières vis-à-vis du général Haftar.
Le général, qui aurait reçu une formation militaire dans l’ex-Union soviétique, a permis à la Russie d’extraire des ressources naturelles en lui cédant le contrôle de gisements pétroliers stratégiques.
Une empreinte militaire assurée tous azimuts
Le partenariat a commencé par un « mariage de circonstance », a déclaré Mme Lovotti. Haftar avait besoin d’un soutien international lorsqu’il est arrivé au pouvoir, après la chute et la mort de l’ancien dictateur libyen Mouammar Kadhafi en 2011 : « Les Russes étaient là, ils cherchaient à entrer dans le pays et Haftar leur a donné cette occasion. »
Pour la Russie, la Libye est devenue un client clef pour ses produits énergétiques, interdits par des pays comme le Royaume-Uni et les Etats-Unis après les sanctions annoncées à la suite de l’invasion de l’Ukraine par Moscou en 2022. Malgré ses vastes ressources pétrolières, en effet, la Libye n’est pas en mesure de raffiner le pétrole brut, ce qui l’oblige à acheter du carburant à l’étranger. Elle en a récemment apporté des quantités importantes depuis la Russie.
Les transactions pétrolières entre la Russie et la Libye ont également été facilitées par l’influence du général Haftar sur Farhat Bengdara, nommé en 2022 président de la National Oil Corporation de Libye, un vaste organisme d’Etat qui supervise l’industrie pétrolière du pays.
« Le fait est que la Russie, un de ces adversaires qui, à l’instar de la Chine, est quasiment à notre hauteur, voit en la Libye un objectif ouvert étant donné le désengagement de l’Occident, et utilise la Libye pour servir ses intérêts, ce qui, dans ce cas, implique l’accès au pétrole à prix réduit », a déclaré Alia Brahimi, chercheuse non résidente spécialisée dans le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à l’Atlantic Council.
L’intensification des activités russes en Libye fait suite à la réorganisation du groupe mercenaire privé Wagner après la mort de son chef, Evguéni Prigojine. Ce dernier est mort dans un « accident » d’avion en août 2023, deux mois seulement après l’échec de sa tentative de coup d’Etat contre le président russe, Vladimir Poutine.
Peu après, les opérations de Wagner en Afrique, qui avaient diminué ces dernières années alors que la Russie déplaçait des ressources pour soutenir son invasion de l’Ukraine, ont soudainement recommencé à se développer – cette fois, sous un nouveau nom : Africa Corps.
En décembre dernier, une brigade contrôlée par Haftar a organisé une cérémonie officielle avec 500 soldats libyens, visibles sur les images satellite. L’événement très médiatisé qui s’est déroulé sur la base aérienne d’al-Qardabiyah visait à donner la fausse impression que le général Haftar contrôlait la base, et non la Russie, selon The Sentry.
« L’objectif final est très précis : d’une part, il s’agit de tirer le maximum du pays en termes de coopération militaire… de faire de l’argent », a déclaré Mme Lovotti. « L’autre objectif est plus grand, plus large et plus géopolitique – le pouvoir, le statut, la reconnaissance ; s’ils s’engagent en Libye, les Russes deviennent plus puissants. »